Entretiens / Asie-Pacifique
2 juin 2025
Bilan de la tournée asiatique d’Emmanuel Macron : redonner corps aux stratégies indopacifiques de la France et de l’Europe

La tournée d’Emmanuel Macron en Asie du Sud-Est du 25 au 31 mai 2025 lui a permis de développer les lignes d’une diplomatie indopacifique française qui, a contrario de l’administration américaine lie étroitement les questions de sécurité européenne et asiatique et entend organiser de nouvelles coalitions contre la fragmentation croissante de l’ordre international. Son refus du « double-standard », son insistance sur la nécessité d’apporter des réponses crédibles à la guerre en Ukraine et à la crise humanitaire à Gaza peut également se comprendre comme une tentative de réduire le déficit de confiance entre les pays du Sud et les pays occidentaux. Il a cependant mis en exergue les divergences existantes entre les États-Unis et la plupart des pays européens sur ces questions cruciales, renvoyant les pays asiatiques à s’interroger davantage sur la portée de l’engagement américain dans la région face à une France et une Europe apparemment désireuses d’y jouer un plus grand rôle. Le point avec Marianne Péron-Doise, directrice de recherche à l’IRIS, co-responsable du programme Asie, directrice de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique.
Que peut-on retenir de la visite d’Emmanuel Macron en Asie du Sud-Est ?
Au cours de cette visite en Asie du Sud-Est, Emmanuel Macron a voulu essentiellement rassurer, et en fait il ne s’est pas uniquement adressé aux trois pays visités, Viêtnam, Indonésie ou Singapour, il s’est adressé à l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est dont il faut rappeler la place centrale en termes de croissance économique et d’importance politique pour les stratégies indopacifiques de la France et de l’Europe.
Tout au long de son déplacement, Emmanuel Macron a adopté un discours très calibré avec des références au multilatéralisme, un concept que l’on croyait dépasser depuis le choc créé par la guerre en Ukraine, et en insistant sur l’importance du dialogue et de la coopération. Il a proposé une lecture des relations internationales qui mette l’accent sur le respect des souverainetés, le refus du rapport de force, l’égalité entre États et le respect des frontières. Il a donc développé une vision et proposé un type de partenariat très différent des discours dominants, c’est-à-dire autant celui du dirigeant chinois Xi Jinping que celui de la nouvelle administration américaine qui sont des discours d’autocrates. L’un comme l’autre entend tirer parti de leur position de force pour exercer des pressions que ce soit dans l’ordre économique pour la partie américaine ou que politico-militaires pour la partie chinoise. Ceci n’est pas nouveau pour les pays d’Asie du Sud-Est qui depuis des décennies s’efforcent de louvoyer entre la Chine et les États-Unis. Mais jusqu’à présent Washington et sa capacité à maintenir une relative stabilité stratégique dans la région pouvaient être perçus comme un élément positif. L’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) s’était ainsi plus ou moins organisée autour de la Chine, partenaire commerciale et les États-Unis, partenaires militaires. Ce n’est plus le cas.
Et ce n’est pas le moindre paradoxe que de voir les États-Unis, jusqu’à présent fervent soutien du droit international et d’une régulation des relations entre États basées sur le respect et l’égalité, exercer des pressions et recourir à la contrainte vis-à-vis de ses voisins et partenaires. Ceci au mépris de toute logique de coopération. Or le discours français et européen est de refuser cette approche qui cautionne le rapport de force. Le discours du président Emmanuel Macron durant toute sa semaine en Asie a été très explicite sur ce point et s’il a retenu l’attention, non seulement des pays visités mais au-delà, c’est aussi qu’il est très cohérent. Il s’agit de la vision développée dans la stratégie indopacifique française depuis sa publication en 2019, avec le respect du multilatéralisme et l’importance de la coopération et des partenariats. Ceci a permis à Emmanuel Macron de présenter à plusieurs reprises et très habilement la France comme un partenaire « fiable ». Mais il est vrai que ce discours a pris une acuité nouvelle avec une marine chinoise de plus en plus agressive en mer de Chine du Sud et dans le détroit de Taiwan et des États-Unis qui ont lancé une offensive commerciale tous azimuts et sans doute, les pays de l’Indo-Pacifique (et d’ailleurs) sont davantage prêts à entendre un discours mesuré mais qui n’hésite pas à dénoncer la loi de la jungle tant ils se sentent malmenés par leurs deux partenaires traditionnels chinois et américain.
En somme, cette longue séquence présidentielle en Asie a repris avec constance les mêmes thèmes qu’Emmanuel Macron avait déjà formulé lors de précédents et nombreux déplacements dans la région depuis 2018 que ce soit en Inde, en Australie, en Thaïlande pour le Sommet de l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) en 2022, dans l’océan Pacifique en 2023 et plus récemment en avril 2025 dans l’océan Indien avec une visite remarquée à Madagascar. Depuis son premier mandat, Emmanuel Macron s’est approprié la nomenclature Indo-Pacifique et en a fait un concept majeur qui a contribué à renouveler la politique asiatique de la France en Asie en valorisant sa présence, c’est-à-dire ses territoires et les moyens qu’elle y déploie, notamment sur le plan militaire. On peut estimer que le discours récurrent de la France qui est d’éviter la polarisation et la déstabilisation de l’Indo-Pacifique, en raison de l’accroissement de la rivalité sino-américaine et du développement de nombreux foyers de crise trouve ici une valeur accrue. Le président peut alors évoquer sans que cela paraisse irréaliste ou tout simplement arrogant, un narratif sur la France, « puissance de paix et d’équilibres », allant même jusqu’à évoquer une « troisième voie ».
Dans le déplacement du président français, y a-t-il des coopérations avec certains pays qui apparaissent plus notables qu’avec d’autres ?
Ce que l’on peut dire c’est que dans le choix des visites présidentielles au Vietnam, en Indonésie et à Singapour, par ailleurs partenaires bilatéraux de longue date pour la France, les enjeux stratégiques sont apparus aussi décisifs et déterminants que les enjeux économiques pour la France, les pays d’accueil et à une échelle plus large pour l’ASEAN et l’Union européenne (UE). Il y a eu, bien entendu, un intérêt bien compris dans ce déplacement car il a comporté une dimension économique, commerciale et diplomatique bilatérale importante avec la signature de nombreux contrats de poids. La délégation présidentielle était très fournie en représentants du monde des affaires et de l’industrie de défense mais cela n’est pas antinomique avec la vision multilatérale défendue la France car elle participe de la souveraineté politico-économique de chacun, y compris de l’UE.
Pour l’ensemble des parties, il s’agissait de répondre au défi de la diversification des sources, des chaînes de valeurs et d’approvisionnement afin de réduire les dépendances à certains pays et de façon générale, avoir la liberté de pouvoir choisir ses partenaires. La France y a autant à gagner que le Viêtnam, l’Indonésie ou Singapour.
Rien qu’au Viêtnam, pour la première visite d’un président français depuis dix ans, une trentaine d’accords ont été signés pour un montant d’environ 9 milliards d’euros sur les énergies renouvelables, les infrastructures, le transport aérien. On peut d’ailleurs s’étonner que la France n’ait pas accordé plus d’importance à ce pays, par ailleurs membre de la Francophonie, qui connait un développement et un essor fulgurants. Son taux de croissance est de 6 % par an et sa population jeune et éduquée, où abonde les ingénieurs, en fait un véritable hub technologique. Ce n’est pas pour rien que la Chine s’y est délocalisée, ce que lui reproche Donald Trump avec son taux punitif de 46 % de droits de douane ! Il faut bien voir que la politique douanière unilatérale mise en place par la nouvelle administration américaine s’est traduite par les plus hauts tarifs sur les pays d’Asie du Sud-Est et ont particulièrement affecté les économies de la région, très dépendantes du commerce. Si le président français peut se féliciter de la signature d’un contrat d’achat de 20 Airbus par Hanoi, il a également eu la satisfaction de voir que son discours sur la préservation d’un ordre mondial fondé sur le droit a été accueilli sans réserve.
Le Vietnam est d’ailleurs particulièrement emblématique d’un pays, en proie à un contentieux commercial important avec les États-Unis et un contentieux territorial tout aussi problématique avec la Chine qui lui dispute une grande partie de son espace maritime. Sur ce dernier point, Hanoi n’a de cesse de rappeler le respect de l’application de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer. Au Viêtnam, la posture de « puissance d’équilibres » affichée par la Francenepeut que trouver un écho : le pays veille lui-même à garder un certain équilibre dans ses relations avec la Chine et les États-Unis, afin de maximiser ses intérêts commerciaux et stratégiques, dans la lignée de sadiplomatie dite du « bambou », dont la flexibilité lui permet de plier sans rompre.
Enfin, il faut bien souligner que cette tournée, toute asiatique qu’elle a été, a fourni l’occasion d’adresser d’importants messages diplomatiques de nature beaucoup plus globale et notamment de revenir sur la vision d’un « double-standard » européen et occidental entre la guerre en Ukraine et le conflit à Gaza. À ce titre, l’étape en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, a permis au président français d’aborder frontalement la situation humanitaire à Gaza face à une opinion publique très concernée et critique. L’Indonésie s’est plusieurs fois déclarée prête à accueillir des réfugiés et des blessés mais, surtout, ne reconnaît pas Israël en tant qu’État. Emmanuel Macron y a défendu la solution à deux États, position historique de la France. Son objectif est de préparer la conférence internationale sur la Palestine prévue dans les prochaines semaines à New York et que Paris devrait co-présider avec l’Arabie saoudite.
De manière très claire, Emmanuel Macron a eu un message pour chacun. Pour le président Donald Trump lorsqu’il a dit défendre les règles qui régissent le commerce international plutôt que la loi de la « jungle ». Pour le dirigeant chinois Xi Jinping, lorsqu’il a rappelé que la France constituait un partenaire respectueux des souverainetés. Mais également pour Vladimir Poutine, en soulignant face à des pays comme le Vietnam ou l’Indonésie, encore très dépendants de Moscou pour leurs équipements militaires, que la Russie, par la guerre qu’elle mène en Ukraine avec le soutien de la Corée du Nord, déstabilisait l’Asietout autant que l’Europe.
En quoi cette visite s’inscrit-elle dans la stratégie d’une nouvelle ère de coopération entre la France et les puissances d’Asie du Sud-Est, notamment en matière de sécurité et de défense sur lesquelles Emmanuel Macron s’est exprimé vendredi 30 mai à Singapour lors du Shangri-La Dialogue ?
La participation du président français au Shangri-La Dialogue, cet important forum annuel sur la sécurité qui rassemble de plus en plus de hauts responsables diplomatiques et militaires de la région et au-delà, peut être vue comme le point d’orgue de sa tournée asiatique car il y a prononcé un discours dont les orientations constituent les fondements d’une stratégie indopacifique française rénovée mais constante dans sa référence au multilatéralisme, au respect des souverainetés et l’importance des partenariats.
Très attendu, le discours d’ouverture du Shangri-La Dialogue d’Emmanuel Macron a développé cinq points, reprenant les principaux thèmes abordés lors de ses visites officielles au Vietnam, en Indonésie et à Singapour. Certains d’entre eux se sont retrouvés mis en cause dans l’adresse virulente tenue le lendemain par le secrétaire à la Défense américain Pete Hegseth. Ce dernier a en particulier catégoriquement nié tout lien entre la sécurité de l’Europe et de l’Asie (« the « N » in NATO stands for North Atlantic ») et a condensé la stratégie américaine pour la région comme la « paix par la force » (Peace through strength) tout en développant une charge violente contre la Chine («Communist China »).
Des propos du président Emmanuel Marcon, on retiendra notamment le refus du « double-standard » et l’interconnexion de la sécurité de l’Europe et de l’Asie. À ce titre l’Ukraine ne peut être considérée comme une guerre strictement européenne. Si l’on accepte que la Russie s’empare du territoire de l’Ukraine, comment réagir si quelque chose de semblable arrivait à Taiwan ou aux Philippines a demandé le président. De la même façon comme il l’a fait en Indonésie face au président Prabowo Subianto et à des étudiants indonésiens, mercredi et jeudi derniers, Emmanuel Macron a abordé la situation à Gaza et réitéré son soutien à la reconnaissance d’un État palestinien comme un devoir moral.
L’importance du concept d’autonomie stratégique, tant pour la France, l’Europe et l’ASEAN face à la montée d’États révisionnistes qui veulent construire des sphères d’influence a été largement souligné. Si le président a répété avec force qu’il souhaitait coopérer avec tout le monde, il a mis autant de conviction à souligner qu’il ne voulait pas être dépendant. Il a notamment répété, à rebours de la position de certains partenaires asiatiques comme le Japon ou la Corée du Sud, que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) n’avait pas de rôle à jouer en Asie. Prenant toutefois la Chine au mot sur ce point, il a souligné que si Pékin ne souhaitait pas voir l’OTAN s’impliquer en Indo-Pacifique, il lui faudrait empêcher l’implication de la Corée du Nord dans une guerre en Europe.
Il a été fait mention de la « troisième voie » offerte par la France et qui constitue depuis cinq ans, le pilier conceptuel de sa stratégie indopacifique (en cours de révision) et aussi de son ambition de participer à un environnement ouvert et respectueux des souverainetés régionales. Pour autant ce positionnement n’est pas la proclamation d’un statut de neutralité ou d’équidistance entre les deux superpuissances régionales que sont la Chine et les États-Unis dont la France constitue un allié.
On notera enfin que le président Emmanuel Macron n’a pas manqué de se montrer très réaliste et pratique dans son intervention en appelant au renforcement de la relation France-ASEAN et Union européenne-ASEAN et plus largement à la constitution de nouvelles coalitions, des coalitions stables, indépendantes, tournées vers l’action afin de protéger un ordre international fondé sur les règles et non plus les rapports de force.