Correspondances new-yorkaises
13 février 2025
À JFK, les binationaux ne sont plus tout à fait les bienvenus

L’avion s’est posé sur la piste de JFK, bouclant deux semaines de promotion de mon livre à Paris. Fatigué mais satisfait, je retrouvais New York, sans me douter que rentrer chez soi pouvait, désormais, devenir une épreuve.
Le premier contrôle s’est passé comme d’habitude. J’ai glissé mon passeport américain sous le lecteur automatique, souri à la caméra, récupéré le reçu qui m’autorisait à poursuivre mon chemin. À la douane, pourtant, quelque chose a déraillé. Le douanier a observé mon document, puis a relevé la tête :
— Vous avez un autre passeport ?
J’ai froncé les sourcils.
— Je suis citoyen américain, pourquoi aurais-je besoin d’un autre passeport ?
Il a haussé les épaules, avec cette assurance bureaucratique qui ne tolère ni doute ni discussion.
— Vous avez une double nationalité, non ? Vous devez présenter aussi votre passeport français.
J’ai secoué la tête. Non, ce n’était pas vrai. C’était illégal. Sur le sol américain, un citoyen ne pouvait être traité que comme tel, sans distinction. Me demander mon passeport français revenait à remettre cela en question.
— Je refuse, ai-je répondu. C’était une question de principe.
L’homme n’a pas bronché. Il a simplement levé la main pour appeler un collègue, qui est venu prendre sa place au guichet. Deux minutes plus tard, je me retrouvais escorté dans une pièce annexe, un de ces espaces aseptisés où les parois en plastique renforcé absorbent toute forme de spontanéité.
Après une dizaine de minutes, un officier de rang supérieur est entré. Le premier douanier s’est fait discrètement réprimander. Il n’avait pas le droit de me demander mon passeport français. Mais au lieu d’en rester là, la situation a pris une tournure kafkaïenne. Plutôt que de reconnaître l’abus et d’y mettre fin, on l’a intégré au protocole, comme s’il avait toujours fait partie des règles. L’erreur devenait un rouage du système. Ce qui n’aurait jamais dû exister était désormais une formalité incontournable.
— Pour éviter tout malentendu, on va quand même pousser un peu plus la vérification. Pouvez-vous nous montrer votre passeport français ?
Je savais que c’était absurde, que cela ne tenait sur rien, que céder revenait à accepter une dérive. Mais qu’aurais-je dû faire ? Refuser et prolonger un affrontement stérile qui, de toute façon, n’aurait rien changé sur le fond ? De plus, le décalage horaire commençait à se faire sentir, ajoutant à ma lassitude. J’ai obtempéré. On a feuilleté mon passeport comme si la preuve ultime de ma loyauté s’y cachait entre deux visas périmés.
Puis sont venues les questions – dignes de l’époque du maccartisme – : « Pourquoi étiez-vous en France ? » « Quel est le sujet de votre livre ? » « Avez-vous rencontré des responsables politiques ? » (!!!). Là encore, l’absurdité de la situation éclatait au grand jour. Je savais bien que ce n’était pas moi que l’on suspectait. C’était un climat général de méfiance que ces douaniers cherchaient à imposer, porté par des réflexes plus ou moins conscients.
Quand enfin j’ai été « relâché », mon bagage m’attendait sur le côté du carrousel. J’ai traversé l’aéroport, envahi par une colère sourde.
La nouvelle Amérique de Trump érode des principes fondamentaux. On s’en prend ouvertement à l’indépendance de la justice, on licencie en masse pour installer une administration servile, on tente de réduire progressivement les contre-pouvoirs au silence, et on commence à contrôler certains de ses citoyens comme s’ils étaient des suspects. À l’extérieur, la machine impériale s’est mise en marche. À l’intérieur, visiblement, elle apprend à faire le tri parmi les siens.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai décidé de ne pas en rester là. J’en ai parlé à un de mes amis, avocat spécialisé. Il m’a écouté sans surprise. Depuis les deux semaines que Trump était revenu au pouvoir, et bien qu’évidemment cela ne se produise pas à chaque entrée de binational sur le territoire, ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce genre d’histoire. Officiellement, il n’y avait aucun mot d’ordre, aucune directive écrite. Pourtant, quelque chose flottait dans l’air : une pression diffuse, une tension latente, comme si, peu à peu, les binationaux n’étaient plus tout à fait considérés comme de vrais Américains. Les règles tenaient encore, mais déjà certains commençaient à les ignorer.
Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.