ANALYSES

La Zone Franc toujours en débat

Tribune
2 mars 2017
En janvier 2017, plusieurs manifestations ont été simultanément organisées dans des capitales africaines, dont Abidjan, Dakar, Bamako et Ouagadougou, et européennes comme Bruxelles, Paris et Londres. Elles exigeaient la fin du CFA, cette monnaie « néocoloniale et vestige de la domination française ». Que peut-on dire ou écrire de neuf sur cette monnaie et sur le mécanisme qui la soutient, la Zone Franc, un sujet amplement débattu et rebattu ? Les récentes prises de position, tant parmi les intellectuels africains qu’au sein de la classe politique du continent, ont le mérite de clarifier les arguments soutenus à la fois par les partisans du statu quo, par les « réformistes », ainsi que par les « abolitionnistes ». Les réformistes appellent des évolutions de l’une ou l’autre des dispositions jugées problématiques des conventions de la Zone, tandis que les abolitionnistes sont prêts à sortir de la Zone pour une expérience monétaire enfin « décolonisée ».

Rappelons les données du problème. Héritage colonial et espace singulier de solidarité, la Zone franc regroupe quinze États d’Afrique dans trois ensembles distincts, dotés chacun d’une monnaie propre : les huit États membres de l’Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA), les six États appartenant à la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) et, individuellement, les Comores. Certains Etats en sont sortis : la Guinée en 1960, Madagascar et la Mauritanie en 1973 ; tandis que d’autres sont rentrés (Guinée Bissau, Guinée équatoriale).

La coopération monétaire de la Zone tourne autour de principes fondateurs énoncés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La liberté absolue des transferts est assurée, qu’il s’agisse de transactions courantes ou de mouvements de capitaux. La convertibilité du franc CFA est illimitée, sur la base d’une parité fixe avec une monnaie de référence – autrefois le franc français et aujourd’hui l’euro – mais elle est formellement ajustable. Ce fut le cas en janvier 1994 quand les États membres décidèrent d’ajuster la parité du franc CFA par rapport au franc français, en la portant de 50 à 100 francs CFA pour un franc français. La garantie du Trésor français des francs CFA émis par les instituts d’émission est sans limite. Enfin, les réserves de change des pays membres sont centralisées à hauteur de 50 % des avoirs des banques centrales dans un compte courant, appelé « compte d’opérations » et ouvert auprès du Trésor français. Ces réserves sont rémunérées au taux de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne (à 0,25% en 2016). Il n’y a pas de conditionnalité à négocier pour sortir les devises ainsi déposées : les tirages sur le compte d’opérations sont automatiques et sans limite fixée a priori. Mais dans le cadre de leurs opérations, les banques centrales doivent observer deux règles conçues pour contrôler l’offre de monnaie : leurs engagements à vue doivent avoir une couverture de devises d’au moins 20 % ; et les prêts qu’elles accordent à chaque gouvernement membre sont limités à 20 % du montant des recettes de l’année précédente. Un processus de convergence des politiques macroéconomiques a en outre été adopté pour éviter les effets de contagion à l’ensemble de l’Union d’une crise bancaire, ou d’une crise de la dette souveraine qui prendrait naissance dans un État.

En dépit de ses atouts, il est exact d’observer que la Zone franc n’a pas permis de modifier substantiellement le régime des spécialisations primaires de ses membres. Les produits de base pèsent de manière considérable dans les exportations et surdéterminent l’axe Sud-Nord de leurs échanges. Les échanges à l’intérieur de la zone CFA sont limités et ne représentent qu’environ 10 % seulement en moyenne du volume total du commerce de ses membres, ce qui est peu. Mais on objectera que la situation n’est guère différente dans les pays ayant une « monnaie endogène » : cédi ghanéen, shilling kenyan, naira nigérian, metical mozambicain ou kwanza angolais. Partout ou presque, la forte spécialisation dans l’exportation de quelques matières premières exclut leurs complémentarités. Les structures demeurent fragmentées, avec des économies sahéliennes à très bas revenu et fortement dépendantes des risques climatiques, ainsi que des économies côtières dont la dynamique est tirée par l’import-export et d’autres encore, à forte dominante des activités de service, mais sans base manufacturière robuste (Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal).

En tendance, il est souvent affirmé que la croissance du PIB moyen par tête de l’ensemble constitué par les pays de la Zone franc aurait été moindre que celle des autres pays africains. On aimerait que la démonstration soit faite. On peut aussi s’interroger : le rôle accordé par certains économistes à la monnaie n’est-il pas abusif dans l’explication des trajectoires de chaque pays, alors que l’on pourrait au moins autant insister sur le caractère surdéterminant des « chocs d’offre » (aléas climatiques, prix des importations) par rapport à la politique monétaire interne, et également sur le faible taux de bancarisation de la Zone (moins de 13%). La monnaie n’explique pas tout. Pensons par exemple à la Côte d’Ivoire qui affiche aujourd’hui des taux de croissance supérieurs à ceux du Ghana ou du Nigeria, et dont l’évolution sur les vingt dernières années – en hausse comme en baisse – tient davantage à des facteurs politiques que monétaires.

A qui profite le franc CFA ? En tant que survivance coloniale, est-il parmi d’autres éléments l’un des instruments de maintien en place des régimes « hors sol », comme suspendus à l’ancienne métropole au-dessus de leurs propres peuples ? Assurément selon les adversaires du maintien de la Zone franc. Il profite d’abord aux élites locales, dont le modèle de comportement est effrontément extraverti et qui tirent parti de la liberté des transferts pour organiser la fuite de leurs capitaux, bien ou mal acquis. Le système CFA permet aux élites fortunées de bénéficier d’un accès privilégié au marché mondial par une monnaie « aussi bonne que l’euro ». La Zone serait par conséquent l’outil du maintien d’une relation de dépendance acceptée, qui conforte les tenants d’un ordre social fermé et qui légitime leurs pratiques déviantes (rentes sur les importations, fuite de capitaux), entravant toute perspective d’accumulation endogène. Selon le même ordre de critique, la Zone servirait également les intérêts des multinationales françaises et européennes. Le débat est donc placé là où il doit l’être : sur le terrain politique. Mais sur la soumission envers l’ancienne puissance coloniale, on peut aussi objecter que la Zone franc joue un rôle économique bien modeste pour la France (4 % de ses échanges et de ses investissements étrangers). La masse monétaire de la Zone ne représente que 1,5 % de sa masse monétaire globale. La France n’a en réalité pas d’objection majeure à ce que les États membres décident de conquérir « une souveraineté monétaire confisquée », et à prendre une autonomie vis-à-vis du Trésor français. Notons aussi que le maintien de relation extravertie est aujourd’hui au moins autant lié aux relations commerciales entretenues avec les nouveaux partenaires (Chine en premier lieu), qu’avec les anciens.

Périodiquement, d’aucun s’interroge sur la parité franc CFA-euro. La surévaluation du franc CFA, si elle est démontrée, serait alors une taxe sur les exportations et une prime accordée aux importations. Pour contrer ce handicap, les autorités de la Zone franc préconisent la mise en œuvre de substituts sélectifs à la dévaluation, en imposant encore plus de rigueur dans la gestion budgétaire et financière. Ce diktat de l’austérité extrême, imposé au nom du franc CFA « fort » à des économies déjà accablées, est rudement dénoncé par les adversaires du maintien de la zone franc. Sans détours, ils préconisent le recours à la dévaluation, afin de produire un choc dont le principal objectif serait de bouleverser la distribution des cartes de l’ordre socio-politique interne. Redistribution dont ils attendent un changement susceptible d’être favorable à la « grande transformation structurelle » tant espérée.

A côté de celle de la parité, l’autre question qui se pose est celle de la pertinence du système de change lui-même. Le coût supporté par la Zone franc résultant de l’impossibilité d’avoir un politique de change autonome serait exorbitant. Dans ces conditions, un système de change flexible, décroché de l’euro et établi sur un panier de devises (dollar, euro, yen, yuan, livre sterling), aurait l’avantage d’articuler la parité sur les échanges réels et de cesser de privilégier les seules classes riches et moyennes urbaines. Ces dernières bénéficient actuellement pour leur consommation de produits importés d’une monnaie forte et convertible, alors même que le principal défi des économies de l’UEMOA et de la CEMAC est de permettre aux producteurs nationaux, notamment ruraux, de conquérir les marchés. Cet argument ne peut que rencontrer un large consensus. La référence à un panier de devises fut d’ailleurs demandée par les négociateurs africains lors de la dévaluation de 1994 mais fut jugée prématurée par la Banque de France. Rien ne permet de penser aujourd’hui qu’elle ne pourrait pas recueillir un large consensus.

Il reste à évoquer une autre évolution possible. Serpent de mer depuis 1983, le projet de monnaie unique à l’échelle de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a été renvoyé à l’horizon 2020. L’objectif est d’impulser les échanges intrarégionaux et de créer une solidarité au sein de la zone. Le défi est considérable. Il faudra en effet moderniser la gestion monétaire afin de faciliter la fusion des différents mécanismes monétaires (réserves et parité notamment) et, plus difficile encore, instaurer les mécanismes conduisant à une convergence économique (en particulier par l’harmonisation budgétaire et fiscale). Un tel élargissement ne pourra se faire que par étapes, au fur et à mesure de la maturation des économies concernées, et aussi des conquêtes démocratiques pour construire un ordre social plus ouvert. Là se situe une des limites de nombreuses critiques. Elles ne proposent aucune évaluation de la faisabilité des options, soit d’évolution, soit de sortie de la Zone franc, étayée sur des politiques alternatives crédibles et sur des estimations chiffrées.
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