ANALYSES

Amériques en alternances. Les valeurs de la guerre froide prises à contrepied

Tribune
17 janvier 2017
Les va-et-vient du pouvoir, aux Etats-Unis, avec l’arrivée du « républicain » Donald Trump, en Amérique latine, avec les libéraux triomphants, Macri, l’Argentin, ou Temer, le Brésilien, suscitent bien des commentaires et beaucoup d’interrogations. Les uns et les autres opèrent des tris sélectifs. Pour les uns ces alternances signent l’agonie des gouvernements progressistes. Alors que d’autres vantent les lendemains heureux des droites libérales. Les premiers valorisent la sortie, de Cristina Kirchner en Argentine, Dilma Rousseff au Brésil, Fernando Lugo au Paraguay. Les seconds accordent des bons points à la présidence de libéraux pur sucre, Mauricio Macri à Buenos Aires ou Michel Temer à Brasilia.[1]

Ce récit, curieusement, est validé à gauche comme à droite. Les tenants du libéralisme se félicitent de cette évolution. Ils en décrivent les tenants et spéculent sur ses aboutissants positifs. Un cycle selon ces observateurs celui de la gauche au pouvoir serait désormais terminé. Sur un constat d’échec, qui rendait l’alternance inéluctable. De façon plus inattendue le diagnostic est globalement accepté par les analystes de l’autre bord. Ils admettent la défaite de la gauche. Ils incriminent pour certains l’impérialisme américain. Les plus sereins en état de choc idéologique essaient de comprendre le reflux[2].

La réalité est-elle aussi simple, soluble dans les récits hérités de la guerre froide ? La chronique des évènements courants cadre mal avec cette grille de lecture. Les alternances signalées supra sont indiscutables. Mais elles méritent un examen détaillé et exhaustif. D’abord pour bien être conscient qu’il n’y a pas eu alternance partout. Bolivie, Colombie, Equateur, Salvador, Uruguay ont réélu des hommes ou des équipes sortantes. Les unes à gauche, celles de Bolivie, Equateur, Salvador, Uruguay. Et en Colombie à droite. Ensuite là où il y a eu alternance il convient de distinguer les alternances respectueuses des règles démocratiques et celles qui ont mordu la ligne du droit. Au Brésil, au Honduras, au Paraguay, des formes nouvelles de manipulations institutionnelles ont écarté du pouvoir des chefs d’Etat élus. Les libéraux ont engrangé des gains qui n’ont rien ou peu à voir avec la démocratie représentative. Au Nicaragua et au Venezuela des présidents soi-disant progressistes se perpétuent au pouvoir. Ici aussi en jouant des leviers d’autorité à leur discrétion.

Un certain nombre d’alternances, entrent difficilement dans le canevas droite-gauche. Costa Rica, Guatemala, Mexique ont connu des changements électoraux rompant avec les expériences sortantes. Les hommes nouveaux, issus des urnes, n’ont pas d’attaches partisanes bien identifiées. Ils doivent leur élection au rejet des sortants, pour diverses raisons, -corruption, insécurité, crise économique. Ils ont su mieux que d’autres capter ce désir d’alternance. Et donc un homme seul dissident du parti PLN (parti de libération nationale, centre gauche), Luis Guillermo Solis, l’a emporté au Costa Rica, un religieux pentecôtiste, de notoriété médiatique, Jimmy Morales, s’est imposé au Guatemala. Au Mexique un jeune représentant du PRI, (Parti de la Révolution Institutionnelle), marié à une actrice de série télévisée, Enrique Peña Nieto, a remis en selle le vieux parti écarté du pouvoir depuis l’année 2000. Vainqueurs comme vaincus sont tout aussi à droite, si l’on veut les classer selon les critères du monde d’hier. Mais leur logique est celle de la lutte des places bien plus que celle des batailles idéologiques.

Ce qui conduit à réévaluer les autres alternances, les alternances dites libérales. Du moins celles qui ont respecté les règles démocratiques. Il n’y en a, on l’a vu, qu’une seule, en Argentine. Il est vrai que Mauricio Macri est un authentique libéral, bien à droite. Mais est-on sûr que c’est ce choix, assumé, qui a été à l’origine de sa victoire ? La crise économique argentine, la montée du chômage et le retour de la pauvreté, les scandales de corruption, les affaires de tout ordre, ont décroché beaucoup d’Argentins du péronisme kirchnériste. Au point que plusieurs partis centristes, dont le vieux Parti radical se sont ralliés au parti PRO, formation de Mauricio Macri. La dimension rejet a été ici comme au Costa-Rica, au Guatemala et au Mexique l’un des moteurs du changement.

La guerre froide, le bras de fer entre Etats-Unis et Union soviétique, a imposé pendant un demi-siècle en Amérique latine comme ailleurs dans le monde, une lecture réductrice des affrontements politiques. Géopolitique et idéologie opposaient de façon assez élémentaire et efficace le camp du progrès et du socialisme à celui de l’impérialisme capitaliste. L’URSS a disparu. La Russie pratique une politique d’équilibre et de puissance désidéologisée. La Chine, officiellement communiste, exerce en Amérique latine une diplomatie alimentaire, indifférente aux idéologies. Et les Etats-Unis depuis la disparition de l’Est-Ouest, veillent à la perpétuation de leurs intérêts immédiats, sans considérations d’éthique politique.

La Chine entretient des relations d’intérêts avec la quasi-totalité des pays qu’ils aient un gouvernement communiste comme Cuba ou libéral comme le Pérou. La Russie s’efforce de retrouver les atouts qui étaient ceux de l’URSS, à Cuba et au Nicaragua, tout en développant des rapports avec le Mexique ou le Pérou. Les Etats-Unis de Barak Obama ont normalisé les relations avec Cuba. Ceux de Donald Trump ont ciblé le Mexique, pourtant dirigé par un chef d’Etat libéral comme ennemi principal. Alors que du Venezuela viennent des cris d’orfraie en direction de Washington, ceux d’une opposition appelant à l’aide idéologique, le camp des libertés. Tandis que les cris du pouvoir, ceux de Nicolas Maduro, dénoncent les complots qui seraient ourdis par Washington.

Les mauvaises lunettes des uns et des autres annoncent des lendemains incertains. Loin d’apporter un mieux-vivre, les libéraux, aujourd’hui aux commandes en Argentine et au Brésil, détricotent les budgets sociaux de leurs Etats respectifs, au bénéfice des plus riches. Ces pays en crise, s’y enfoncent un peu plus. Les progressistes ont perdu une opportunité historique. La responsabilité essentielle est leur. Ils ont négligé la création d’un modèle de croissance pérenne, fondé sur la valeur ajoutée. Quand la crise est arrivée les budgets asséchés n’avaient plus le carburant social qui a été leur valeur ajoutée des années de vache grasse[3].

[1] Analyses très présentes dans la presse économique anglo-saxonne, Financial Times ou The Economist. Voir Argentina : Macri’change of rythm, Financial Times, 4 mars 2016 et problèmes économiques, n°3136

[2] Voir par exemple, Guillermo Marin/Rodrigo Muñoz, la encrucijada de la izquierda latinoamericana : tres dimensiones de una crisis, Nueva sociedad, 2016. Isabel Rauber, Gouvernements populaires en Amérique latine, : fin de cycle » ou nouvelle étape politique, Louvain, CETRI, 2016. Amérique du sud, la gauche en panne, Politis, 16 juin 2016

[3] Voir Renaud Lambert, Venezuela, les raisons du chaos, Le Monde Diplomatique, décembre 2016
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