Les musulmans américains depuis le 11 septembre 2001 : un engagement politique en construction

  • Par Souleyma Haddaoui, doctorante à l’EHESS

    Par Souleyma Haddaoui, doctorante à l’EHESS

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    Par Souleyma Haddaoui, doctorante à l’EHESS

Tandis qu’en France est lancé un débat sur l’identité nationale, et sur la question de l’intégration des minorités visibles, il convient de ne pas oublier pour autant de regarder ce qu’il en est des termes de cette question outre-Atlantique. Aux États-Unis, le terrorisme se revendiquant de l’islam a frappé fort et détruit les Tours du World Trade Center ainsi qu’une partie du Pentagone en 2001. Mais assez curieusement, en Europe et peut-être surtout en France, l’islam américain a moins interpellé qu’un certain islam djihadiste lancé contre l’Amérique et ses principes libertaires. Pourtant, les États-Unis comptent près de six millions de musulmans. La plupart sont des immigrés venus faire fortune (comme nombre de non- musulmans d’ailleurs) ou venus chercher refuge, parfois parce que persécutés dans leur pays d’origine pour des raisons aussi bien politiques que religieuses (c’est le cas pour les musulmans d’Inde par exemple, ou encore certaines sectes, notamment ismaéliennes, vivant dans des pays majoritairement sunnites). 

 

Qui sont les musulmans américains ?

Un panorama général de la communauté musulmane s’impose donc, afin de mieux comprendre quels sont les enjeux auxquels les musulmans américains ont été confrontés, avec une intégration rendue difficile de leur fait et le lancement d’une politique de lutte contre le terrorisme dont ils paraissent avoir finalement été les premières victimes. 

 

Sans trop nous appesantir sur les détails historiques de la présence musulmane aux États-Unis, nous rappellerons qu’il existe deux grandes phases successives : un islam dit « autochtone »[1], puis un islam d’immigration.

 

L’islam est présent sur le territoire américain depuis le 16e siècle. Les Pères fondateurs lui avaient fait une place dans la Nouvelle République[2], et les colons le côtoyaient à travers les esclaves venus d’Afrique. En effet, plusieurs esclaves étaient des musulmans lettrés dont la foi monothéiste a suscité un certain intérêt auprès de leurs maîtres[3].

 

La deuxième phase dans l’histoire de la présence musulmane aux États-Unis est marquée par une immigration importante, surtout après la Seconde Guerre mondiale et le vote en 1952 de la loi McCarran-Walter[4]. Les immigrés se sont d’ailleurs bien intégrés dans le tissu social américain, et leur niveau de vie équivaut à celui de la classe moyenne[5].

 

Les musulmans américains représentent un microcosme du monde musulman

La communauté musulmane américaine est considérée comme la plus diverse en Occident avec des immigrés issus des 68 pays à population majoritairement musulmane aussi bien que des représentants des différents courants religieux (sunnites, chiites, ismaéliens, etc.). Elle est également la troisième plus large communauté religieuse aux États-Unis après la chrétienne et la juive. Les musulmans américains comptent 32% de Sud asiatiques, 26% d’Arabes, 22% d’Afro-Américains et 7% d’Africains entre autres, sachant qu’il y a également un récent phénomène de conversion massive chez les Latinos[6] et les Blancs. Mais aucun recensement effectif n’existe en la matière. Ceci fait dire néanmoins à la spécialiste de l’islam américain, Yvonne Haddad,[7] que ce dernier est le plus en croissance aux États-Unis.

 

Les attentats du 11-Septembre et le lancement de la politique de lutte contre le terrorisme

L’intégration des musulmans fut mise à mal par les attentats du World Trade Center et la politique antiterroriste mise en place dans la foulée par l’Administration Bush. Au nom du Patriot Act,[8] les agents fédéraux ont placé près de 1200 musulmans en détention, la plupart du temps sans leur donner accès à un avocat et sans en informer leurs familles.[9] Le département de la justice a imposé des mesures strictes aux agents responsables de l’immigration pour les voyageurs en provenance de pays musulmans, ou à forte population musulmane.[10] Le tout sans oublier le profilage ethnique et religieux et le gel des comptes, voire la fermeture d’organisations caritatives.

 

Dans ce climat de suspicion, les musulmans américains ont préféré se recroqueviller sur eux-mêmes plutôt que de se rendre plus visibles. Nihad Awad, directeur exécutif du Conseil des relations islamo-américaines (CAIR)[11] nous a déclaré lors d’une interview à Washington, en mai 2006 : « en tant que musulmans américains, nous ne devions pas nous contenter de condamner fortement les actes terroristes. Nous devions démontrer notre bonne volonté et prouver à nos concitoyens que nous sommes avec eux, pas contre eux. Nous avons donc lancé plusieurs initiatives en vue de coopérer avec les autorités et nous leur avons proposé notre aide ». Effectivement, CAIR a ouvert une nouvelle division en 2003, chargée des relations avec le gouvernement. Le Muslim Public Affairs Council (MPAC) a également entretenu des rapports privilégiés avec les autorités fédérales. CAIR a mené plusieurs campagnes avec l’Islamic Circle of North America (ICNA) au bénéfice de l’image de l’islam[12]. Ils se sont rendu compte que la méconnaissance de cette religion augmentait la crainte relative à l’islam parmi les citoyens.

 

Ebauche d’une existence politique

Sur le plan politique néanmoins, beaucoup reste à faire. Les responsables d’organisations telles que CAIR, MPAC et le Muslim Task Force, organisation parapluie, sont unanimes : il n’y a pas de lobbying possible pour l’instant parce que d’une part, les musulmans ne sont pas encore convaincus du bien-fondé de s’engager politiquement, et d’autre part, ils n’ont pas d’agenda commun.

 

 L’élection au Congrès de Keith Ellison en 2006 et d’André Carson en 2008[13], tous deux musulmans d’origine africaine américaine, a favorisé une meilleure entente entre les musulmans immigrés et ceux afro-américains. Avant ces élections, les deux communautés ne s’entendaient que moyennement et n’avaient pas d’action commune. Chacun avait sa propre organisation et ses propres préoccupations. Par exemple, les Afro-Américains s’intéressaient davantage aux cas de discrimination raciale qu’ils subissaient. Les immigrés étaient davantage portés sur la politique étrangère américaine vis-à-vis notamment du conflit au Proche-Orient.
D’autre part, les Afro-Américains ont certaines pratiques religieuses différentes de celles des immigrés dont la plupart ont un statut social assez élevé. Les préoccupations ne sont donc pas les mêmes entre ces coreligionnaires. Cependant, les cas de discriminations induits par le Patriot Act feront comprendre aux immigrés qu’ils ont besoin de l’expérience de lutte pour les droits civiques des Afro-Américains. Ils vont donc nouer des alliances stratégiques bénéfiques à leur intégration dans le champ politique.

 

 Cette entente récente entre les différentes communautés ethniques va lancer une nouvelle dynamique dont les fruits commencent à porter, notamment après la fusillade de Fort Hood et l’attentat manqué de Noël[14]. Les musulmans ont moins peur de revendiquer leur sécurité et condamnent l’usage du profilage ethnique dans les aéroports. La peur a disparu au profit d’une visibilité plus marquée, mais qui reste à approfondir pour cette jeune communauté, encore inexpérimentée. 

 

En réalité, il semblerait qu’il manque encore aux musulmans de trouver un équilibre dans leur participation à la vie politique sans avoir l’impression de se compromettre avec une administration que beaucoup perçoivent, malgré les changements entamés par la présidence d’Obama, comme étant hostile à leurs intérêts[15]. L’Amérique, à son tour, semble en quête d’un équilibre entre sa méfiance à l’égard de certaines idéologies islamiques et le respect de ses principes et valeurs.

 

Attitudes de la communauté vis-à-vis de la politique étrangère américaine

S’agissant de politique étrangère, Barack Obama, dès son élection, s’est adressé aux musulmans aussi bien américains que de par le monde. Cette approche, basée sur le dialogue et le respect des intérêts communs, était nécessaire et répondait également à une préoccupation de la part de l’opinion publique américaine[16]. Les musulmans américains ont été cités dans les discours de Barack Obama aussi bien en Turquie qu’en Égypte. Ces propos, en partie rédigés sur la base d’idées de musulmans américains, ont séduit autant qu’apaisé un monde musulman encore affecté par les huit années de politique de Bush. Cependant, la solution n’a toujours pas été trouvée, et nombre de musulmans américains, leaders d’organisations et universitaires,[17] sont déçus de constater que les paroles n’ont pas été suivies d’actions concrètes sur le terrain. Finalement, le changement escompté n’a pas eu lieu.

 

Sur le plan de la politique intérieure, Obama a fourni malgré tout des opportunités sans précédent aux musulmans américains[18]. Ceux-ci reconnaissent qu’en effet, avant d’améliorer l’image des États-Unis dans le monde musulman, il faut d’abord que la politique américaine change à leur égard. La lutte contre le terrorisme bénéficiera également, à terme, d’un rapprochement entre les autorités américaines et la communauté musulmane sur le plan national. Puis, à plus grande échelle, le Center for Study of Islam and Democracy ainsi que beaucoup d’organisations islamiques aux États-Unis, pensent que cette lutte ne pourra être efficace que si la politique américaine vis-à-vis du monde arabo-musulman change. Il est sous-entendu dans les propos et actions des musulmans américains qu’ils seraient des interlocuteurs de premier choix dans l’amélioration des relations entre les États-Unis et le monde musulman. CAIR et MPAC entre autres, poussent ainsi les jeunes diplômés à faire des stages de formation au Congrès, à embrasser une carrière diplomatique ou encore à intégrer les partis politiques. Un jeune musulman né aux États-Unis de parents égyptiens nous a ainsi dit vouloir être diplomate parce qu’en tant qu’Américain, il serait fier de participer à la propagation des principes démocratiques dans le monde arabo-musulman et que lui-même, issu de la même religion que ses interlocuteurs, aurait alors plus de crédibilité. Cette perception est de plus en plus en vogue auprès des musulmans américains.

 

En attendant, la guerre en Afghanistan se poursuit, le dossier brûlant du conflit israélo-palestinien, malgré les émules du début de mandat, est finalement resté au point mort, et enfin, la prison de Guantanamo n’a pas été fermée comme prévu.

 

La position de CAIR est très tranchée concernant la politique américaine vis-à-vis du monde musulman. L’organisation, dans la lignée d’autres lobbies communautaires américains, adresse ses recommandations à l’intention des membres du Congrès. Dans le cas du conflit israélo-palestinien par exemple, CAIR affiche sur son site Internet que les territoires syriens et libanais annexés par Israël doivent être cédés, et la Palestine devenir un État autonome et indépendant. L’organisation précise aussi que « l’idée que l’Amérique soutient des politiques allant contre les droits humains justifie un certain anti-américanisme dangereux pour le pays. Si les États-Unis souhaitent agir objectivement pour la paix, il leur faut reconnaître qu’Israël utilise des armes américaines avec lesquelles il abat des civils (…), que les Palestiniens vivent dans des conditions se rapprochant de celles de l’Apartheid, que la punition collective est contre-productive et que les hommes politiques américains devraient éviter le double discours ( …) En général, le fait que l’Amérique s’aligne sur la politique israélienne compromet l’impartialité des États-Unis dans leur rôle de négociateurs.»[19] Néanmoins, malgré cette position très forte, les musulmans américains font en général profil bas, notamment en ce qui concerne l’Irak et l’Afghanistan, et ne mènent pas de campagnes directes et soutenues. Les raisons à cela sont les suivantes : dans le cas précis du conflit israélo-palestinien, les lobbies pro-israéliens[20] sont implantés depuis plus longtemps que CAIR, et l’activisme politique des musulmans américains reste récent, donc inexpérimenté. Les lobbies connaissent les rouages de la vie politique et n’hésitent pas à rapidement accuser les organisations islamiques de terrorisme pour les discréditer[21]. Les musulmans américains enfin, ne bénéficient toujours pas de la confiance du gouvernement ni du soutien de l’opinion publique américaine pour s’attaquer à des sujets aussi épineux et faire valoir leur position.

 

En résumé, les musulmans américains débattent donc de dossiers moins problématiques qui ne mettent pas en péril leur stratégie d’intégration. Ils se préoccupent ainsi de la fermeture de Guantanamo – affaire reprochée unanimement aux États-Unis par les plus hautes instances des droits de l’Homme – aussi bien par exemple que de l’aide à apporter aux victimes du séisme survenu à Haïti en janvier 2010.[22]

La communauté musulmane américaine vit dans l’air du temps et change au rythme des évolutions que la société américaine connaît. La présidence d’Obama, malgré des défaillances en termes d’impact de politique étrangère, offre de nouvelles perspectives. Les musulmans évoluent rapidement, et c’est particulièrement le cas pour la troisième génération, qui semble plus susceptible d’apporter une nouvelle dynamique aux processus d’intégration de la communauté. Loin du conflit identitaire de leurs parents, ces jeunes musulmans ont créé à leur tour des organisations ou parfois ouvert une antenne au sein d’une autre déjà existante[23]. Ainsi, il faudra attendre l’évolution de ces différentes initiatives, que ce soit celle d’une action coordonnée avec d’autres communautés, l’engagement de la troisième génération ou une réappropriation des enjeux globaux s’imposant à la société américaine par les musulmans. Mais une chose est sûre : les musulmans américains en sont à une ébauche de plus en plus tangible d’une visibilité politique effective et efficace.