ANALYSES

Dégradation de la situation au Moyen-Orient : qu’en est-il ?

Interview
15 janvier 2024
Le point de vue de Didier Billion

La frappe américaine visant un responsable d’une milice chiite pro-iranienne le 4 janvier à Bagdad et les frappes américano-britanniques sur des installations au Yémen la nuit du 11 au 12 janvier sont présentées comme des ripostes aux attaques menées par ces milices contre des bases américaines en Irak et en Syrie et aux attaques des rebelles yéménites contre des navires commerciaux en mer Rouge depuis le 7 octobre. Dans quel contexte s’inscrivent ces attaques et augmentent-elles le risque d’un embrasement avec l’ouverture de nouveaux théâtres de confrontation ? Quel est le rôle joué par l’Iran dans l’organisation de ces attaques contre les bases américaines et ces actions font-elles partie de la stratégie de l’Iran dans le conflit entre le Hamas et Israël ? Que doit-on retenir de la tournée au Proche-Orient d’Anthony Blinken, Secrétaire d’État des États-Unis, et de la stratégie étasunienne dans la région ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient.

Frappe américaine visant un responsable d’une milice chiite pro-iranienne le 4 janvier à Bagdad, frappes américano-britanniques sur des installations au Yémen la nuit du 11 au 12 janvier… Dans quel contexte s’inscrivent ces attaques et augmentent-elles le risque d’un embrasement avec l’ouverture de nouveaux théâtres de confrontation ?

On constate en effet, depuis plusieurs semaines, la multiplication d’assassinats ciblés et autres opérations militaires commises par les États-Unis et certains de leurs alliés à l’encontre de soutiens politiques du Hamas. Cela indique l’extrême volatilité de la situation politique au Moyen-Orient et les réels risques d’embrasement régional. D’autant que, pour leur part, les dirigeants israéliens procèdent avec les mêmes méthodes et n’ont pas hésité à éliminer physiquement des cadres du Hamas – Salah Al-Arouri à Beyrouth le 2 janvier – ou du Hezbollah – Wissam Tawil le 8 janvier dans le Sud du Liban –, donc en n’hésitant pas à violer la souveraineté nationale d’un État voisin.

Les frappes étatsuniennes et britanniques contre des objectifs militaires houthistes dans la nuit du 11 au 12 janvier relèvent de la même logique visant à intimider une organisation qui se réclame d’un « axe de la résistance » anti-étatsunien et anti-israélien.

En dépit de cette situation préoccupante, il faut froidement mesurer les risques en cours. Mis à part Israël, aucun des principaux acteurs de la région n’a intérêt à la dégradation de la situation et chacun sait en réalité jusqu’où ne pas aller. Pour leurs propres intérêts et leurs agendas politiques respectifs, chaque État et chaque organisation politique intègre parfaitement les dangers que constituerait une aggravation de la déstabilisation régionale.

Dans le cas des forces houthistes yéménites, les frappes américano-britanniques sont présentées comme une riposte aux attaques commises par celles-ci contre des navires appartenant à des armateurs israéliens ou occidentaux en mer Rouge. Cette situation peut potentiellement induire de sérieuses répercussions sur le commerce international, tant la mer Rouge et son prolongement septentrional qu’est le canal de Suez sont vitaux pour ce dernier : environ 12 % du commerce maritime international et 30 % du commerce mondial de conteneurs passe en effet par le détroit de Bab Al-Mandab. C’est probablement essentiellement pour cette raison que des frappes concertées ont été organisées. Il s’agit d’un avertissement à l’encontre des houthistes, dont ces derniers vont être contraints de tenir compte. D’autant qu’en dépit de leurs déclarations, ils ne peuvent guère peser militairement en tant que tels sur l’issue de la guerre menée par Israël contre le peuple palestinien.

Quel est le rôle joué par l’Iran dans l’organisation de ces attaques contre les bases américaines et ces actions font-elles partie de la stratégie de l’Iran dans le conflit entre le Hamas et Israël ? Quel est le risque de l’ouverture d’un conflit ouvert entre l’Iran et les États-Unis à la suite de la riposte américaine ?

Nous savons que, depuis déjà de nombreuses années, la République islamique d’Iran développe une politique d’influence régionale tant elle désire y affirmer un rôle incontournable, voire une forme de leadership. Cela n’est au demeurant pas l’équivalent d’une politique expansionniste, contrairement à ce qui est fréquemment affirmé. Nous connaissons certes les liens qui existent entre l’Iran et les différentes composantes de l’« axe de la résistance », mais cela ne signifie nullement que Téhéran constitue un centre duquel partiraient des ordres que devraient appliquer les États ou organisations qui lui sont liés. Dans chacun des cas, il faut mesurer l’importance des agendas politiques nationaux des cas concernés.

Ainsi au Yémen – à l’instar des l’ensemble des pays de la région – l’empathie de la population à l’égard de la cause palestinienne est manifeste. Les houthistes en multipliant leurs opérations militaires en mer Rouge cherchent incontestablement à regagner l’adhésion et le soutien d’une partie des Yéménites qui lui manquent. L’ampleur impressionnante – visiblement plusieurs centaines de milliers de personnes – de la manifestation organisée dans la capitale, Sanaa, le 12 janvier pour dénoncer les frappes américano-britanniques est de ce point de vue un succès pour les dirigeants houthistes. On doit aussi évoquer la nécessité pour ceux-ci de renforcer leurs positions dans le cours des difficiles négociations menées avec l’Arabie saoudite, depuis maintenant près d’un an, visant à aboutir à un accord politique permettant de clore enfin la guerre qui ensanglante le Yémen depuis 2015. On le voit, enjeux politiques internes et externes sont imbriqués.

Des relations existent entre les organisations de l’« axe de la résistance », qui manifestent leurs condamnations des politiques israélienne et étatsunienne, il serait néanmoins erroné de surestimer leur degré de coopération opérationnelle. Ainsi, on peut aisément comprendre que les problématiques des houthistes au Yémen se posent en des termes radicalement différents que celles du Hezbollah au Liban ou encore de telle ou telle milices en Irak ou en Syrie.

À ce stade, le risque d’une déflagration entre l’Iran et les États-Unis reste faible, parce l’un et l’autre mesurent que la situation pourrait alors devenir incontrôlable. Le cas le plus probable reste celui d’un statu quo, qui s’avère malheureusement être une impasse. L’équipe des conservateurs au pouvoir en Iran n’est pas prête à quelque concession que ce soit si les propositions susceptibles de lui être soumises ne sont pas à la hauteur de ses exigences de normalisation. En ce qui concerne les États-Unis, on peine à imaginer que l’administration Biden soit en mesure de proposer des mesures d’apaisement et manifeste des gestes de bonne volonté à l’égard de Téhéran à quelques mois de l’échéance présidentielle étatsunienne. Les accusations de faiblesse fuseraient alors immédiatement et pourraient coûter cher en terme électoral.

Le 5 janvier, le Secrétaire d’État des États-Unis, Antony Blinken, a entamé une quatrième tournée au Proche-Orient pendant laquelle il s’est rendu en Israël, en Cisjordanie et dans cinq pays arabes. Dans un contexte de montée générale des tensions, sur le front libanais et en mer Rouge notamment, que doit-on retenir de cette visite et de la stratégie étasunienne dans la région ?

La quatrième tournée d’Antony Blinken au Moyen-Orient n’a guère été couronnée de succès et il était impossible qu’il en soit différemment pour une raison simple. Ses timides demandes à Israël de baisser l’intensité des bombardements et de mieux tenir compte de la situation humanitaire de la population de Gaza ne parviennent pas à cacher la réalité du soutien décisif de Washington à Tel-Aviv. Les États-Unis restent, jour après jour, le premier fournisseur d’armes sans lesquelles les dirigeants israéliens ne pourraient pas poursuivre leur œuvre de mort planifiée avec la détermination que l’on connait. Par ailleurs, le veto états-unien aux résolutions de l’ONU demandant un cessez-le-feu indique clairement le soutien des États-Unis à Israël. C’est pourquoi les capitales arabes visitées, ont écouté les demandes d’Antony Blinken avec circonspection, sans pour autant lui manifester un soutien très enthousiaste.

Il n’a échappé à personne que les dirigeants arabes, par-delà leurs déclarations compassionnelles, n’ont quasiment pris aucune initiative politique digne de ce nom en faveur du peuple palestinien. La Ligue des États arabes brille ainsi par son assourdissant silence depuis le 7 octobre. Pour autant ils doivent tenir compte de leurs opinions publiques respectives, très majoritairement acquises à la cause palestinienne, et ne peuvent se permettre de s’aligner par trop ouvertement sur Washington. Il y a, une fois de plus, l’expression de la contradiction majeure entre l’hypocrisie de la plupart des régimes arabes et le soutien des peuples de la région à la cause palestinienne. Cela explique aussi pourquoi, à l’exception du Bahreïn, aucun État arabe n’a officiellement accepté de participer à la coalition anti-houthiste – pompeusement nommée « Gardien de la prospérité » – mise en place par les États-Unis et le Royaume-Uni le 18 décembre 2023.

Anthony Blinken n’a donc pas emporté de soutiens véritables au cours de sa tournée régionale, mais il a réaffirmé le rôle central des États-Unis et a pu au moins s’assurer chez nombre de partenaires régionaux une forme de compréhension tacite.

 
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