ANALYSES

Chomsky n’a pas toujours tort

Correspondances new-yorkaises
12 avril 2023


« L’Amérique telle que nous la connaissons ne survivra pas à d’autres crises financières ou économiques semblables à celle qui l’a frappé en 2008. Et c’est sans parler des contestations sociales dues aux inégalités qui vont aller grandissantes, des tensions intercommunautaires, des crises sanitaires et des graves problèmes liés au réchauffement climatique qui se profilent déjà », me confiait, il y a quelque temps déjà, Noam Chomsky. « Dans le même temps, c’est comme si l’establishment de Washington n’entendait rien, ne voyait rien, était sourd à l’orage qui gronde et qui annonce la tempête », avait-il ajouté.

Le moins que l’on puisse dire c’est que le « voltaire américain » n’avait pas tort, car loin des cartes postales de Floride, des clichés d’Hollywood ou des pelouses de Harvard, c’est un véritable cauchemar que vit au quotidien une grande partie de la population américaine, et cela dans la quasi-indifférence des élites washingtoniennes abonnées aux beaux discours et à la langue de bois. Une population américaine plongée dans les affres d’une société ultra libérale et sans pitié pour les plus fragiles : l’enfer du credit score et le rapport obsessionnel à l’argent qui empoisonne tout ; les boulots de dix heures ou plus par jour sous-payés ; le droit du travail quasi inexistant et inconnu des couches populaires ; la santé et le renoncement de millions de personnes à se soigner ; la malbouffe et le fléau de l’obésité ; les difficultés à se loger même pour les classes moyennes ; la déliquescence dramatique du système de l’éducation au niveau local et national ; le surendettement des étudiants ; les infrastructures publiques en ruines… Sans oublier bien évidemment la violence au quotidien, la corruption, l’inégalité sociale grandissante – malgré un PIB par habitant colossal, 20% de la population croupit dans la pauvreté – et les rapports humains de plus en plus empreints de consumérisme.

La santé et le problème de l’obésité sont deux exemples frappants de cette déliquescence générale et expliquent en grande partie pourquoi les États-Unis ont été les champions du monde en nombre de cas de coronavirus durant la pandémie.

L’accès aux soins médicaux a certes changé sous l’ère Obama. Sans avoir pu – ou vraiment voulu – instaurer un système de santé universel, son administration a tout de même fait quelques pas en avant : depuis le 1er janvier 2014, un assureur ne peut plus refuser d’assurer quelqu’un même si cette personne a ce qu’on appelle une condition préexistante.

Mais prendre une assurance est devenue en contrepartie obligatoire pour tous. Et si on ne peut bénéficier ni de celle de son employeur, ni de Medicare ou Medicaid – deux programmes de couvertures de soins gouvernementaux créés par Lyndon Johnson en 1965 afin de permettre en théorie l’accès aux soins aux personnes âgées et à la population à très faible revenu –, s’assurer coûte excessivement cher. Même avec quelques aides des autorités. Jusqu’à 30%, voire plus, du revenu mensuel d’un couple de la classe moyenne inférieure !

Certaines personnes font donc fi de la loi estimant qu’elles ne sont jamais malades et que payer une assurance serait jeter l’argent par les fenêtres. D’autres ne veulent pas qu’on se mêle de leur « business » et sont réfractaires à tout ce qui peut être perçu comme intrusif dans leur vie. Certains pourraient bénéficier de Medicaid mais ne souhaitent pas d’aide de l’État, car ils trouvent honteux de devoir en dépendre et ne veulent pas être catégorisés comme parasites. En effet, plus de quarante ans de capitalisme débridé ont rendu la pauvreté a shame. Si vous avez perdu votre travail et êtes une mère célibataire avec deux enfants qui ne peut plus joindre les deux bouts, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous même !

Plus de trente millions d’Américains n’ont donc aucune sorte d’assurance ni aucun accès aux soins. D’où des santés très précaires et un nombre de mort du Covid-19 exponentiel entre 2020 et 2022 dans les communautés les plus pauvres, essentiellement les communautés afro-américaines et hispaniques.

Quant à la malbouffe et l’obésité aux États-Unis – sujet qui vient de faire l’objet d’une excellente enquête du magazine The Economist -, commencer à lire des rapports et articles sur ce sujet vous fait rapidement arrêter de plonger la main dans le sac de chips que vous aviez posé sur votre bureau. Les chiffres sont terrifiants et coupent toute envie de comfort food.

Dans une étude récente, on dénombrait neuf États américains avec un taux d’obésité de plus de 35%, soit deux États de plus à ce niveau que dans l’étude de l’année précédente. Le taux d’obésité varie toutefois considérablement entre États. Le Mississippi et la Virginie-Occidentale ayant le taux le plus élevé à 39,5%, 27,6% pour l’État de New York, suivi par le Vermont, le Connecticut et le Montana. 25,8% pour la Californie, le Massachusetts, le New Jersey. Hawaï et le District de Columbia sont légèrement en dessous – entre 25,7 et 24,7% -, quant au Colorado il a le taux d’obésité le plus bas, situé à 23%. Ce qui représente toutefois près d’1 personne sur 4, ce qui reste considérable !

Si on regarde une carte des États-Unis, le premier tiers des États à l’est du pays aura un taux entre 25 et 30%. Les États au centre et à l’ouest auront tous un taux entre 30 et 40%…

Les conséquences sur la santé de la population sont énormes. Le surpoids et l’obésité favorisent certaines maladies chroniques comme les maladies cardiovasculaires, le diabète, les troubles musculo-squelettiques comme l’arthrose ainsi que de nombreux cancers.

Bien évidemment, l’obésité aux États-Unis touche en majorité une population plutôt défavorisée et peu instruite. Les individus avec un petit revenu sont plus à risque. Ayant peu ou pas le temps de prendre leurs repas à la maison, en famille, à horaires réguliers. En outre, beaucoup de quartiers n’offrent que peu ou pas d’options de nourriture saine ou de possibilités d’activité physique. Les chaînes de restauration rapide, omniprésentes, servent des menus avec boisson à des prix qui peuvent sembler défier toute concurrence – vive le capitalisme ! -. En moins de deux minutes garanties, votre repas est mis sur votre plateau et vous n’avez plus qu’à vous asseoir ou l’emporter. En moins de cinq minutes, il sera souvent avalé. En prime, il y aura une sensation de « reviens-y » … Les sucres auront eu un impact rapide sur une partie du cerveau et seront passés rapidement dans le sang. Toutefois, ces menus ne contenant généralement aucune fibre ou sucre lent, la sensation de faim reviendra quelques heures plus tard. Et même si la sensation de « reviens-y » ne fonctionnait pas, le manque d’options et d’informations, ajouté à des publicités agressives et omniprésentes sans commune mesure avec ce que l’on peut connaitre en Europe, pousseront toute une partie de la population à y retourner.

47% de la population latino et 48% de la population afro-américaine sont obèses. Près de 40% des États-Uniens pris dans leur ensemble sont obèses.

Et pourtant, jusqu’à présent, aucune mesure sérieuse et de réelle envergure n’a été prise pour lutter contre ce fléau au niveau fédéral par Washington. Michelle Obama en son temps avait bien lancé dans les écoles un programme de prévention de l’obésité, mais sans grand succès. Il est vrai que celui-ci avait surtout pour but de la rendre populaire dans les chaumières et de s’assurer par-là que ses futures mémoires seraient un best-seller.

Non, dans un pays ou environs 20% de la population hispanique pense qu’être gros est un signe de bonne santé, le gouvernement fédéral ne bouge pas. Ou juste assez pour faire bonne figure.

Après tout, pourquoi aller contre les lobbies de la restauration rapide et autres vendeurs de shit food ? Laissons les obèses consommer et crever en paix puisque ça enrichit le système et alimente – c’est le cas de le dire – les fonds de campagnes pour 2024 !

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et «  Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.
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