ANALYSES

Amérique latine : alternances électorales et changements diplomatiques

Tribune
7 septembre 2022


Colombie, Honduras, et peut-être bientôt Brésil, ont en 2022 basculé de droite à gauche. Ces deux ou peut-être trois pays ont été précédés il y a quelques mois, par l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Mexique, le Pérou. Certains ajouteront éventuellement à cette liste, Panama, et la République dominicaine. D’autres, les gauches d’ancrage permanent, quasi indéboulonnables, Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.

Ce « bloc », mais encore faudrait-il justifier la pertinence de son existence, va-t-il, a-t-il, la possibilité ou même l’intention, de se constituer comme tel ? Et donc de transformer le plomb diplomatique conservateur hérité, là où bien sûr il y a des élections transparentes, en or libérateur ? Ces victoires annoncent-elles des initiatives rompant avec l’ordre, interaméricain et international, dominant ?

À la veille des alternances progressistes d’aujourd’hui, les autorités conservatrices jusque-là au pouvoir, pratiquaient une diplomatie consentante à l’égard de l’ordre international. Ils avaient rapidement abandonné, dés leur entrée en fonction, les initiatives internationales affirmatives prises par les équipes précédentes, nationalistes et aux idées avancées. Certaines organisations intergouvernementales latino-américaines comme la CELAC (Communauté des États latino-américains et caraïbes) avaient été affaiblies par le départ du Brésil en 2019. D’autres avaient été quasiment effacées, comme l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques), inventée par le Venezuela d’Hugo Chavez, et l’UNASUR, (Union des Nations d’Amérique du Sud), créée sur une idée du Brésil de Lula, et du Venezuela « bolivarien ».

D’autres institutions collectives avaient pris le relais, reposant sur les valeurs du libre-échange, l’Alliance du Pacifique et PROSUR, créées respectivement en 2011 et 2019. Et en 2017, le Groupe de Lima avait été fondé pour faire tomber le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro. Parallèlement, les liens avec les États-Unis, l’Europe et leurs partenaires asiatiques avaient été renforcés. Plusieurs pays avaient adhéré à l’OCDE. Le Mexique avait confirmé en 2018 son engagement dans le grand marché nord-américain, désormais appelé T-MEC. Et en diplomatie, ils avaient, sur le dossier vénézuélien, comme les Européens, suivi les desiderata des États-Unis. Le gouvernement de Nicolas Maduro, exerçant le pouvoir effectif à Caracas, avait été expulsé de l’OEA. Juan Guaido, président autoproclamé, personnalité représentative d’une partie des opposants, avait été désigné pour le remplacer. La Colombie, membre de l’OCDE, de l’Alliance du Pacifique, du Groupe de Lima, base arrière d’un contre-pouvoir vénézuélien virtuel, avait poussé plus loin l’alignement « pro-occidental » en engageant dès 2011 un partenariat avec l’Alliance atlantique.

Après ces nouvelles alternances, quels peuvent être les lendemains diplomatiques de l’Amérique latine ? Les changements idéologiques au sommet de l’État s’accompagnent-ils nécessairement d’une réorientation diplomatique ? Avant-hier, dans les années 2000/2016 les gouvernements de gauche avaient porté des politiques desserrant la dépendance à l’égard des États-Unis et de leurs alliés. Hier, les droites au pouvoir avaient au contraire suspendu cette politique pour se rapprocher des « Occidentaux ». Demain donc, on pourrait s’attendre à une sorte de retour à la case départ, à la diplomatie indépendante et affirmative des années 2000/2016.

Hypothèse cohérente avec quelques signaux venus de l’Argentine d’Alberto Fernandez, de la Colombie de Gustavo Petro, ou du Mexique d’AMLO (Andrés Manuel Lopez Obrador). L’Argentin a refusé de sanctionner la Russie, après l’invasion de l’Ukraine. La Colombie a rétabli ses relations avec le Venezuela. Le Mexique a refusé de participer au sommet des Amériques, présidé par Joe Biden à Los Angeles, Cuba n’ayant pas été invité. Bien d’autres attitudes ou postures donnent du sens à cette hypothèse. Qui pourtant n’est pas pleinement convaincante.

La défense des intérêts latino-américains, passe-t-elle nécessairement par des basculements diplomatiques « lof pour lof », après chaque alternance ? Cette rupture, présentée comme inévitable, fragilise la portée des politiques extérieures. Elle impose en effet de jeter par-dessus bord l’existant au profit d’une autre chose à réinventer, au lendemain de chaque retournement électoral. Les organisations intergouvernementales, délégitimées d’une consultation à l’autre, ne peuvent pas être en mesure de faciliter les convergences collectives. Pourtant au-delà des divergences sur le social, le droit, le sociétal, il y a en politique extérieure, des dénominateurs communs possibles.  La Chine par exemple est reconnue par tous, comme un élément d’équilibre économique, commercial et technologique. Elle est restée le partenaire principal ou second de tous. En dépit de pressions exercées tout au long de la période par Washington. En ce qui concerne l’ordre du monde, aucun gouvernement d’Amérique latine n’applique des sanctions à l’égard de la Russie, pays qui pourtant a envahi son voisin ukrainien. Tout récemment, quatre présidents latino-américains, trois « progressistes » et un « conservateur » ont appelé les partis politiques péruviens, acteurs d’une instabilité chronique, paralysant toute action gouvernementale, à la raison institutionnelle.

Cet état des lieux a été fait dès sa prise de fonction par le nouveau président du Chili, « de gauche », Gabriel Boric Font et sa ministre des Affaires étrangères. Il faut, ont-ils plaidé, prioriser ce qui nous rapproche si nous voulons défendre au mieux notre droit à dire notre mot sur la scène internationale. Le Chili et le Mexique ont ainsi décidé de préserver l’Alliance du Pacifique en dépit de ses origines « néo-libérales ». Le Chili, la Colombie avec l’Équateur ont assisté à Lima au sommet de la CAN, (Communauté andine des Nations), afin de la revitaliser. La Colombie a proposé la tenue d’une conférence internationale visant à créer un fonds de préservation de l’Amazonie, et une conférence latino-américaine évaluant les conséquences de l’échec des politiques contre le trafic des stupéfiants. Le Mexique, a signalé le président AMLO, ne peut se payer le luxe d’une crise avec les États-Unis. Il est et restera un membre loyal du T-MEC. Béni soit-il, « d’être proche de Dieu, et pas si éloigné des États-Unis »[1]. En revanche si le Mexique privilégie son intégration nord-américaine en économie, il garde son libre arbitre en diplomatie. Il défendra mordicus les souverainetés nationales, la non-ingérence, le multilatéralisme. AMLO accueille sur son sol des conversations entre parties vénézuéliennes, afin de faciliter un compromis. Il a envoyé un avion militaire pour exfiltrer le président bolivien, Evo Morales, dont la vie était menacée. Il a renforcé sa coopération avec les gouvernements centraméricains, quelle que soit leur idéologie, afin de les aider à résoudre leurs problèmes migratoires.

Les contraintes de chacun jouent également dans cette direction. L’Argentine, quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, est prisonnière de sa dette extérieure. Alberto Fernandez, justicialiste de centre gauche, occupant actuellement la « Casa rosada », est bien allé taper à la porte de Vladimir Poutine et de Xi Jinping. Il a fini, après un périple européen ultérieur, par frapper le portail du FMI. La Colombie, a reconnu sans ambages Gustavo Petro, n’a pas à se prononcer sur le conflit entre Russie et Ukraine. Elle en subit en effet les conséquences économiques et financières, sans avoir une quelconque possibilité d’apporter quoi que ce soit à sa résolution. Nos problèmes à nous, a-t-il ajouté, et ce point de vue est aussi celui des Argentins, des Boliviens ou des Équatoriens, sont de préserver nos fondamentaux alimentaires. Le Mexique on l’a vu, est prisonnier de sa géographie. Elle lui a imposé et lui impose toujours d’accepter l’insertion de son économie dans un espace régional tourné vers le nord.

Les prochains mois vont peut-être apporter quelques réponses inédites à la perpétuation de la quadrature du cercle diplomatique latino-américain, regretté en son temps par Simon Bolivar : Finalement, « j’ai labouré la mer ».




[1]Andrés Manuel Lopez Obrador, A la mitad del camino, México, Planeta, 2021, p 116
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