ANALYSES

« Les entreprises doivent se doter d’une politique étrangère »

Presse
6 avril 2022


Le départ rapide des entreprises de Russie après la guerre en Ukraine va-t-il marquer un tournant pour les entreprises à l’international ?

Oui… et non. Comme le Covid, cette guerre va accélérer une tendance de fond. La rivalité entre la Chine et les Etats-Unis a déjà amené les entreprises à réfléchir à leur stratégie. Le changement climatique y contribue aussi d’une certaine manière. Elles vont devoir se poser la question de leur rôle.

Larry Fink, le patron de Blackrock, parle de démondialisation. Cela vous parait-il justifié ?

On entre dans une nouvelle étape de la mondialisation. Nous sommes à la fin d’une époque où l’on a cru que l’économie était la solution à tout. Au fond, depuis le début des années 1990, l’idée dominante était que le commerce et l’internationalisation des entreprises allaient résoudre toutes les difficultés. Au concept de la « fin de l’histoire » [développé par Francis Fukuyama] en relations internationales répondait en économie celui d’un « monde plat ». On s’est aperçu que c’était plus compliqué. Contrairement à ce qu’on pensait, la Chine n’a pas convergé avec le monde occidental après son accession à l’OMC. La crise de 2008 a déjà marqué une première rupture : la réponse à la crise a été davantage de dettes publiques. Puis le Covid, et maintenant la guerre.

Les entreprises doivent-elles se préparer à une multiplication des conflits, qui impliquent de rapidement quitter une zone comme c’est le cas en Russie ?

La stabilité économique a apporté un apaisement des relations internationales. La guerre actuelle en Ukraine nous marque parce qu’elle avait disparu de nos pays occidentaux. S’il n’y avait pas de relations commerciales entre les Etats-Unis et la Chine, il y aurait eu des affrontements militaires depuis longtemps. Croire que le repli sur soi va pacifier le monde est une erreur. Cela va encore durcir les relations internationales. Ce n’est pas un hasard si la Russie a choisi l’option militaire et pris le risque de sanctions économiques : le pays n’est pas une puissance économique. Elle représente le PIB de l’Espagne pour sept fois plus d’habitants. Elle n’avait pas grand-chose à perdre.

Comment revoir ses chaînes d’approvisionnement et son positionnement à l’international ?

Les entreprises ont été les premières à s’engouffrer dans cette brèche du monde « plat » : celles qui sont allées en Russie y ont trouvé de nouvelles matières premières, qui leur ont permis de développer de nouveaux produits. Elles ont aussi pu bénéficier de main d’œuvre bon marché pour s’ouvrir à de nouveaux consommateurs. Cela les a conduites à fermer les yeux sur les aspects géopolitiques. Elles se disaient que tant qu’il y aurait des affaires à faire, elles trouveraient une solution. Si on va dans une logique d’affrontement entre grands blocs, à un moment, on va pousser nos entreprises à choisir leur camp. Les risques deviennent tellement énormes qu’ils peuvent les mettre en péril. Il faut que les entreprises se questionnent en amont et se perçoivent comme de véritables acteurs politiques. A côté de leur stratégie internationale, les entreprises vont devoir se doter d’une politique étrangère.

Qu’est-ce que cela implique ?

Si elles se pensent comme des acteurs politiques, qui défendent des droits humains, qui tiennent compte de leur empreinte climatique, etc… Elles doivent adapter leur stratégie en fonction. Cela ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas aller en Chine. Mais elles doivent se demander pourquoi elles y vont, dans quelles conditions sociales, environnementales…. Aujourd’hui, elles sont en réaction : la société civile s’affole parce que Zara a des usines au Xinjiang et Zara revoit ses approvisionnements. Les entreprises tranchent au cas par cas entre les coûts financiers et les risques pour leur image. Elles vont devoir devenir pro-actives. Se réveiller quand une crise émerge coûtera trop cher.

Les entreprises se mettent-elles déjà à la géopolitique ?

Les groupes pétroliers en ont toujours fait. Cela devient une préoccupation nouvelle pour l’agroalimentaire et la distribution. Bien sûr que sortir d’un pays après y avoir investi des milliards est compliqué, mais elles peuvent argumenter leurs choix, peut-être investir un peu moins dans certaines zones. Avoir une stratégie leur permet aussi d’entrer en négociation avec les pouvoirs publics : je m’installe ici, mais je réclame certaines conditions. Il y a un intérêt commun des Etats à avoir des entreprises sur leurs territoires. Et dans ce monde où les relations se durcissent, elles ont un rôle à jouer en permettant de trouver des compromis entre des intérêts divergents.

Certaines entreprises ont déjà dû quitter un marché, par exemple l’Iran en 2018. En quoi la crise actuelle est-elle différente ? Pose-t-elle des questions nouvelles ?

Des entreprises ont déjà choisi de se replier et de renoncer à certaines zones quand le risque de compliance [conformité] était trop important. Mais le problème était assez facile à régler : vous aviez des lois à respecter, vous vous y pliiez. Parfois, il s’agissait de règles américaines, en raison de l’extraterritorialité effectivement. Les entreprises sont dans une situation beaucoup plus compliquée maintenant. L’enjeu porte sur leur responsabilité par rapport à des critères sociaux, environnementaux et de droits de l’Homme.

Ce ne sont plus les avocats et le droit, mais la société civile et les ONG qui donnent le cap. La montée en puissance de ces acteurs s’est accélérée depuis 2018 et rejoint une lacune de la représentativité de nos démocraties, qui obligent les populations à porter leurs revendications par le biais du militantisme. Cela met les entreprises face à quelque chose de nouveau. On entre dans le domaine plus flou de l’éthique et des valeurs morales. Les entreprises commencent à aller sur ce terrain-là quand elles définissent une raison d’être. De façon intéressante, certaines entreprises ont mis en avant leurs valeurs pour expliquer leur choix de rester en Russie, comme Auchan. C’est plus audible que les pertes financières.

Est-ce que cela peut accélérer la relocalisation d’activités en France ?

La réflexion sur la souveraineté va dans ce sens. On va réinvestir dans certains types d’activité. En France, il y a un consensus pour dire que le choix de déplacer des pans entiers de la chaîne de valeur n’était pas le bon. Mais même si on relocalise, il faudra toujours aller chercher certaines matières premières ailleurs. Il y aura toujours une dépendance étrangère.

Propos recueillis par Solène Davesne pour Usine nouvelle

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