ANALYSES

Crise russo-ukrainienne : un séisme géopolitique européen révélateur de subalternités latino-américaines

Tribune
28 février 2022


Les retombées latino-américaines de l’action militaire russe en Ukraine ont révélé les fractures d’une intégration régionale plus virtuelle que durable. Les bombes russes ont mis à nu un quotidien de divergences mouvantes. Les gouvernements ont réagi chacun au mieux de leur intérêt particulier. Il n’y a pas eu de concertation collective. Faute de lieu consensuel qui aurait pu le permettre. L’OEA (Organisation des États américains) est hors sol, à Washington. La Celac (Communauté des États latino-américains et de la Caraïbe), sans le Brésil perdu il y a deux ans, n’est plus l’universel régional. Les autres structures intergouvernementales, ont un périmètre géographique restreint, empêchant toute définition commune.

Ces réactions fragmentées, divergentes, ont pourtant interprété, avec plus ou moins de brio, une même partition. Toutes en effet, à leur manière, ont révélé une subalternité internationale identique. Les Amériques latines sont comme d’autres périphéries du monde un espace de souveraineté limitée. Historiquement par les puissances coloniales européennes, puis au XXème siècle par les États-Unis, et plus récemment de façon tâtonnante par des suzerainetés concurrentes, chinoise ou russe.

Un certain nombre de dirigeants latino-américains ont à l’occasion de cette crise, renouvelé leur alignement traditionnel sur une puissance tutélaire extérieure. La Colombie, depuis longtemps orientée vers « l’étoile polaire », nord-américaine[1], membre associé de l’Alliance atlantique, a malgré tout pris un prudent recul. Son ministre de la Défense, Diego Molano, le 24 février, a publiquement précisé, que Bogota, bien sûr n’enverrait pas de troupes en Ukraine. Cuba, le Nicaragua et le Venezuela, noyau dur ayant survécu à la désagrégation de l’Alba, (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique), ont au contraire confirmé leur lien préférentiel avec la Russie. Soumis à des sanctions états-uniennes, la Russie leur offre un bouclier militaire protecteur. Ils ont toutefois manifesté leur compréhension à l’égard de Moscou sur un mode mineur, afin sans doute de ne pas attirer les foudres nord-américaines, que la Russie, en temps de paix, est censée écarter.

Il y a ensuite les opportunistes, qui pensent pouvoir tirer profit, aujourd’hui, comme hier, en dépit de la crise, d’un rapprochement avec la Russie. La Bolivie a fait ce choix il y a quelques mois, pour desserrer le licol états-unien. En pleine crise russo-ukrainienne, elle a signé le 22 février avec la Russie d’importants accords énergétiques. Sans surprise le 24 février, son gouvernement « a appelé les parties en conflit à s’engager vers la détente, (..) les mécanismes diplomatiques ». Le président brésilien, Jair Bolsonaro, a fait le même calcul. Il s’est rendu à Moscou le 15 février, avec des chefs d’entreprise. Il s’est déclaré convaincu des bonnes intentions de Vladimir Poutine. Ajoutant, « nous sommes en affaires avec eux, notre agro-industrie a besoin de leurs fertilisants ». Il a gardé un silence remarqué jeudi 24 février sur l’agression militaire initiée par la Russie.

Il y a aussi les « nassériens », ceux qui se trouvent bien en situation internationale de « guerre des chefs », périodes permettant de jouer sur tous les tableaux, pour le plus grand profit de leurs économies. Ceux là, d’Argentine au Mexique, en passant par le Pérou, et l’Uruguay, appellent au dialogue, à la négociation, de façon décalée, eu égard à la brutale militarisation de la situation.  L’Argentine attend, de son positionnement tardif « en faveur des principes consacrés par la Charte de l’ONU », un meilleur règlement de sa dette. Son président Alberto Fernández, avait fait escale à Moscou sur le chemin de Pékin, le 3 février dernier, pour solliciter l’appui de la Russie. Le Mexique voit dans cette crise la possibilité de mettre en concurrence ses suzerains potentiels. Reflet de ce choix, le Mexique a signalé « sa confiance en une prochaine normalisation par le dialogue, (..) sans confrontation guerrière ».

Enfin il y a les fatalistes. Les uns se réfugient dans l’humanitaire, multipliant les déclarations concernant leurs nationaux bloqués en Ukraine. Sans d’ailleurs avoir la possibilité de les rapatrier comme l’a admis Itamaraty, le ministère brésilien des affaires étrangères. Les autres, souvent les mêmes, évaluent les conséquences financières des pots cassés. Les plus éloignés des tables de décision diplomatiques, ont été les plus actifs en la matière. Comme la République Dominicaine, dont le Président, Luis Abinader, a convoqué le 24 février, à 14h locales, une réunion exceptionnelle de son cabinet consacré à cette question.

Ces positionnements d’esquive, dans leur diversité, ont brutalement souligné l’évidence de la non-existence internationale des 19 pays, supposés composer ce que par convention, on désigne sous le dénominateur commun, d’Amérique latine. L’Ukraine comme cela a pu être dit est peut-être en situation de « souveraineté limitée ». Mais elle n’est pas seule dans ce cas. En Europe, sans doute, en Afrique certainement, et de façon évidente en Amérique latine.

La Russie a offert, le 22 octobre 2021, à l’occasion de la visite effectuée à Moscou par le ministre bolivien des affaires étrangères, Rogelio Mayta, son appui paradoxal à ceux qui en Amérique latine s’efforcent de rejeter les ingérences, nord-américaines, et les sanctions unilatérales. Elle a en soutenant la Bolivie, en bisbille territoriale ancienne avec le Chili, encouragé peut-être l’invention d’un hypothétique Donbass sud-américain. Message insolite dans une région sans conflits territoriaux d’importance. Message bien interprété, non pas à Santiago ou à La Paz, .. mais par l’ex-président des États-Unis, et prochain candidat à la Maison Blanche, Donald Trump. Dans un entretien radiophonique, il a en effet déclaré que « nous pourrions faire de même (à savoir comme les Russes) à notre frontière sud »..

 

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NOTES :

[1] Doctrine connue aussi sous le nom de « Respice Polum » inventée par un président colombien Marco Fidel Suárez
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