ANALYSES

Négociations entre la Russie et les États-Unis à Genève : quel sort pour l’Ukraine ?

Interview
12 janvier 2022
Le point de vue de Arnaud Dubien


Lundi 10 janvier se tenaient à Genève les très attendues négociations entre les États-Unis et la Russie au sujet du déploiement des troupes russes autour de la frontière ukrainienne. Se dirige-t-on vers une sortie de crise ? Comment analyser l’absence de l’Ukraine et de l’Union européenne dans ces discussions ? Le point avec Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe et chercheur associé à l’IRIS.

Quelle est la situation à la frontière entre l’Ukraine et la Russie ?

La situation est à peu près la même qu’en novembre-décembre. Les troupes russes restent nombreuses – sans doute autour de 100 000 militaires – même si elles sont souvent déployées non pas à proximité de la frontière, mais à plusieurs dizaines voire centaines de kilomètres de l’Ukraine. Certaines unités de la Région militaire Sud ont été renvoyées dans leurs casernements début janvier, au terme de leurs manœuvres, mais d’autres – en provenance d’Extrême-Orient – sont annoncées et des exercices d’artillerie doivent débuter ce jeudi. Manifestement, Moscou entend maintenir une posture élevée et crédible aux yeux des Occidentaux et des Ukrainiens (dont le Kremlin pense qu’ils pourraient être tentés de lancer une action dans le Donbass afin de provoquer une réplique russe et, par voie de conséquences, des sanctions occidentales).

La principale question est évidemment de savoir ce qu’il se passerait si les discussions entamées lundi à Genève avec les Américains et qui se poursuivront avec l’OTAN puis l’OSCE n’aboutissaient à rien. Il n’est pas possible de garder autant de militaires hors de leurs bases indéfiniment. Perdre la face n’est pas non plus une option pour Vladimir Poutine. Le risque est donc élevé. Ceci étant, plus qu’une invasion massive de l’Ukraine, il faut sans doute considérer des scénarios politiques et militaires intermédiaires : frappes aériennes ou par missiles de croisière contre certaines installations ukrainiennes (en particulier les bases où sont installés les fameux drones d’attaque de fabrication turque), déploiement de missiles à portée intermédiaire dans la partie européenne de la Russie, ciblage explicite des sites américains en Roumanie et en Pologne par les nouveaux missiles hypersoniques, reconnaissance de l’indépendance des « républiques » de Donetsk, Lougansk, etc.

Quels engagements ont été pris lors des pourparlers de Genève ? Tracent-ils les lignes d’une nouvelle relation entre la Russie, les États-Unis et les Européens ? Que nous disent les tractations autour de l’Ukraine de la relation Russie/États-Unis ?

Les négociations entre le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov et son homologue Wendy Sherman lundi 10 janvier à Genève constituent en soi un événement puisque jusqu’ici, les Américains et les Occidentaux dans leur ensemble avaient toujours balayé d’un revers de la main les propositions russes de discuter d’une remise à plat des questions de sécurité européenne. Au fond, depuis la fin de l’URSS, Moscou n’avait pas d’intérêts légitimes au-delà de ses frontières et devait accepter les vagues d’élargissement successives de l’OTAN, organisation par définition non menaçante puisque composée d’États démocratiques. Cette situation de marginalisation sur le continent européen, où – pour la première fois depuis Pierre le Grand – la Russie n’a au fond plus voix au chapitre, n’est plus acceptée par le Kremlin. Elle est même perçue comme une menace aux intérêts stratégiques vitaux du pays, l’Ukraine dans l’OTAN – et, depuis peu, l’OTAN en Ukraine – ayant valeur de ligne rouge absolue. Rappelons également que depuis l’intervention militaire de l’Alliance au Kosovo en 1999 – concomitante de l’adoption de son nouveau concert stratégique – Moscou ne croit plus guère au discours sur « l’OTAN, alliance défensive ».

Pour l’heure, il est difficile de dire quel scénario prévaudra. On n’enregistre aucune avancée significative entre Moscou et Washington, mais personne n’a claqué la porte. Sans surprise, les Américains disent ne pas vouloir discuter des garanties de non-élargissement ultérieur de l’Alliance atlantique demandées par Moscou pas plus que d’une réduction de leur présence militaire en Europe ; en revanche, ils se disent ouverts à une « résurrection » du Traité FNI de 1987 enterré par l’administration Trump et à une modération – sur la base de la réciprocité – des activités militaires entre Baltique et mer Noire. De façon tout aussi prévisible, la Russie a fait savoir que les discussions n’étaient pas « à la carte », et que sans avancées sur les deux premiers chapitres, il ne se passerait rien sur le troisième. Nous en sommes là à ce jour. Washington a promis une réponse écrite à Moscou la semaine prochaine. Le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov devrait quant à lui s’exprimer vendredi. On ne peut exclure que les présidents Biden et Poutine se parlent à nouveau dans la foulée. En tout cas, on devrait y voir plus clair assez rapidement.

Quid du positionnement de l’Ukraine dans toutes ces tractations ?

L’Ukraine – tout comme l’Union européenne – est absente de ces discussions qui la concernent pourtant directement. Cela reflète une attitude russe classique – certains diront « très XIXe siècle » – de dialogue entre grandes puissances. À Moscou, on considère en effet que l’Ukraine est aux ordres des capitales occidentales et qu’il vaut mieux traiter directement avec le cœur de l’empire (c’est au demeurant la même logique qui prévaut avec l’UE, que la Russie ne voit pas comme un acteur stratégique autonome, mais comme un protectorat américain, à l’exception peut-être de la France, dont elle note toutefois l’affaiblissement et la « banalisation » diplomatique, alors même que le président Macron avait, dès 2019, évoqué la nécessité de mettre en place à terme « une nouvelle architecture de sécurité et de confiance » en Europe). À Kiev, on craint une forme de « lâchage », ce qui n’est pas forcément infondé quand on voit les nombreuses déclarations occidentales insistant sur le fait qu’aucune réaction militaire n’est prévue en cas d’invasion russe, priorité étant donnée aux sanctions économiques.

Il y a une porte de sortie assez réaliste à la crise actuelle et qui pourrait bien être explorée par les Américains et les Européens : la mise en œuvre du volet politique des accords de Minsk, bloqué depuis 2015 par Kiev – qui y voit, à juste titre, un document extrêmement défavorable à ses intérêts. Ces derniers mois, Paris et Berlin – co-parrains du processus diplomatique sur le Donbass – s’étaient de plus en plus rangés aux arguments de Kiev, ce qui avait provoqué un mouvement d’humeur à Moscou (qui avait décidé de ne pas donner suite aux propositions de sommet en format Normandie et même de publier certains éléments de correspondance diplomatique début novembre). Or les discussions ont repris : les conseillers diplomatiques du président français et du chancelier allemand se sont rendus à Moscou le 6 janvier, et ils étaient à Kiev en début de semaine. Il me semble que si Paris, Berlin et Washington obtenaient de l’Ukraine – sans doute en lui tordant le bras – qu’elle fasse sa part du chemin et si des avancées tangibles et concrètes étaient à portée de main sur le chapitre 3 évoqué plus haut, la désescalade pourrait s’engager.
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