ANALYSES

Sommet pour la démocratie : Biden a-t-il tenu ses engagements ?

Interview
14 décembre 2021
Le point de vue de Marie-Cécile Naves


Il y a bientôt un an que Joe Biden prenait ses fonctions de président des États-Unis. Parmi ses promesses de campagne figurait celle d’organiser un « sommet pour la démocratie » réunissant les dirigeants du monde entier. Fortement critiqué principalement par les dirigeants qui n’y ont pas été conviés, cet engagement du président Biden a-t-il tenu ses promesses ? Retour sur la politique de Joe Biden au regard de ses promesses de campagne et de la situation qui lui été laissée par son prédécesseur avec Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’IRIS.

Le « sommet pour la démocratie », promesse de campagne de Joe Biden, a réuni virtuellement jeudi et vendredi quelque 110 pays et territoires, dont des invités très critiqués. Que doit-on retenir de ce sommet ? Réussite ou défaite pour le président étatsunien ?

Ce sommet, organisé en visioconférence, les 9 et 10 décembre, est passé relativement inaperçu. Il participait de la volonté du président Biden d’être le chef de file des défenseurs de la démocratie dans le monde face à ses adversaires (autocraties, dictatures, etc.). Réduit au strict minimum (déclaration de grands principes, défense de la liberté de la presse, etc.), le sommet a déçu par sa faible ambition et surpris par le choix des pays invités (la République démocratique du Congo et le Brésil, alors que ni la Turquie ni la Tunisie ou la Hongrie n’étaient conviées). La Chine et la Russie ont fortement critiqué l’événement : l’opposition à la démocratie est devenue un soft power. Le boycott diplomatique par les États-Unis des J.O. d’hiver de Pékin 2022 est une autre illustration de cette bataille qui ne se limite pas aux symboles et aux mots : le département du Trésor a sanctionné deux hauts responsables chinois pour violation des droits humains dans le Xinjiang et inscrit SenseTime, une entreprise d’intelligence artificielle, sur sa liste noire des investissements pour sa technologie de reconnaissance faciale qui cible la minorité ouïghoure. La défense des droits humains se double d’intérêts économiques et stratégiques.

Ce sommet en demi-teinte ne doit cependant pas occulter deux réalités. La première est que la présidence Biden vient de lancer une grande offensive contre la corruption, désormais définie comme enjeu de sécurité nationale. En ligne de mire : l’évasion fiscale et les circuits opaques d’enrichissement à l’échelle internationale. Si de nouvelles mesures dépendent du Congrès (en d’autres termes, du pouvoir d’obstruction des républicains au Sénat, alors que la polarisation politique aux États-Unis demeure immense) et des États fédérés, tout autant, voire plus que de l’exécutif fédéral, les « Pandora Papers » ont révélé à quel point certains États américains sont des paradis fiscaux et des lieux de blanchiment de l’argent sale, notamment dans l’immobilier.

La seconde est que les États-Unis vivent eux-mêmes une importante crise démocratique, qui est un legs majeur du trumpisme. D’une part, dans plusieurs États fédérés comme la Géorgie ou le Texas, des lois sont votées pour restreindre de manière drastique l’accès au vote des minorités ethniques (via notamment des évictions des listes électorales et de fortes contraintes sur le vote anticipé ou le vote à distance) et pour politiser les commissions qui valideront les prochains scrutins, ce qui n’augure rien de bon pour la présidentielle de 2024. En 2020, la forte mobilisation démocrate et les accusations de Trump contre des fraudes (inexistantes), visant à ne pas reconnaître sa défaite, en sont à l’origine. De plus, le charcutage électoral se poursuit au niveau local, au bénéfice des républicains.

D’autre part, l’étau se resserre autour de Trump et de son entourage concernant l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole (destinée à bloquer la certification de la victoire de Joe Biden). L’enquête en cours au Congrès (qui s’ajoute à l’enquête du FBI) met en évidence le rôle actif de la présidence Trump. La bataille judiciaire est vive parce que l’ancien président refuse de révéler ses communications internes et son agenda concernant les jours et heures précédant l’attaque. Des élus américains souhaitent que l’ancien chef de cabinet du président, Mark Meadows, soit pénalement poursuivi pour son refus de collaborer à l’enquête. Steve Bannon a déjà été mis en examen pour ce même motif. Les trumpistes jouent la montre : ils attendent les élections de mi-mandat dans un an, espérant que l’enquête parlementaire se termine avec l’arrivée d’une majorité républicaine à la Chambre et au Sénat. Ils expriment plus globalement un mépris des institutions démocratiques, dans la droite ligne de ce que Trump a toujours fait pendant ses quatre années au pouvoir.

Chômage en baisse, salaires en augmentation, reprise vigoureuse… l’inflation est malgré tout au plus haut depuis 40 ans. Alors que Joe Biden souhaite que son plan de dépenses sociales et climatiques soit adopté, ses ambitions ont-elles des chances d’aboutir ? Comment le président américain déploie-t-il son programme sur le front économique et social ?

La hausse des prix aux États-Unis se rapproche des 7 % sur un an au mois de novembre (4,9 % hors énergie et alimentation, et dans ces deux secteurs, c’est une envolée). L’augmentation de la masse monétaire en circulation est due à la pénurie de matières premières, de matériaux pour le BTP et de composants électroniques (semi-conducteurs pour les voitures, par exemple) en raison du Covid-19, alors même que la consommation – qui a toujours tiré l’économie américaine vers le haut – repart à la hausse depuis des mois. L’inflation a été sans doute amplifiée – mais pas causée – par le plan de relance adopté en mars dernier. Le pouvoir d’achat diminue donc pour une partie des Américaines et des Américains alors que les salaires augmentent peu, ce qui est paradoxal en période de plein emploi et occasionne du reste des grèves dans certains secteurs.

Pour y faire face, le secteur privé a augmenté les cadences des ports et le pouvoir politique a débloqué les réserves stratégiques de pétrole et mettra un terme à certaines aides d’urgence post-Covid – ce qui fragilise par ailleurs la dimension « sociale » du projet Build Back Better de Biden, actuellement en débat au Congrès, les républicains hostiles au projet, ainsi que les démocrates réfractaires comme Joe Manchin et Kyrsten Sinema, ont donc des arguments. Côté Fed, il est envisagé d’arrêter la baisse des taux d’intérêt, voire de les augmenter légèrement pour ralentir l’endettement, mais l’argent continue de ne pas coûter cher, ce qui nourrit les emprunts, notamment immobiliers, et c’est un cercle vicieux. Les prévisions en matière de maîtrise de l’inflation annoncent un retour à la normale dans un an.

La Cour suprême des États-Unis vient d’autoriser les tribunaux fédéraux à intervenir contre une loi restreignant fortement l’avortement au Texas. Alors qu’il est désormais presque impossible d’avorter dans cet État, que nous dit ce bras de fer sur le droit des femmes aux États-Unis ? Et du rôle de la Cour suprême ?

La récente législation texane instaure une quasi-interdiction d’avorter puisque ce ne sera plus possible après 6 semaines de grossesse, y compris suite à un viol (inceste compris). Or, la quasi-totalité des interruptions de grossesse intervient après ce délai, étant donné que de nombreuses femmes ignorent qu’elles sont enceintes durant cette période. C’est, déjà, une atteinte au droit constitutionnel à l’avortement, instauré en 1973, et précisé en 1992 : les États peuvent adopter des lois avant 24 semaines de grossesse (cf. viabilité du fœtus) mais ne peuvent imposer un « obstacle excessif » aux femmes. Cela occasionne une interprétation juridique.

Cette loi, comme beaucoup d’autres du même type, est d’une hypocrisie totale puisque les femmes ayant les moyens iront avorter ailleurs, alors que les plus pauvres auront recours à l’avortement clandestin. La limitation drastique de l’avortement renseigne aussi sur la forte méconnaissance, portée par une idéologie misogyne, des enjeux de santé gynécologique, puisque tombent sous le coup de la loi texane les grossesses désirées mais aussi à risque pour la santé voire la vie de la femme, les fœtus frappés d’une grave malformation, les fœtus non viables mais devant, par la loi, aller à terme, etc., comme l’ont récemment rappelé des médecins.

Point encore plus pervers dans la loi du Texas : la disposition établissant que ce n’est pas aux autorités de la faire respecter mais aux citoyens de dénoncer une personne ou une organisation ayant aidé une femme à avorter dès 6 semaines de grossesse, et leur promettant 10 000 dollars de « récompense » si la plainte aboutit, ce qui n’est ni plus ni moins qu’un encouragement à la délation.

Par deux fois, la Cour suprême a refusé de bloquer la loi. Mais elle vient d’autoriser sa contestation devant les tribunaux. Il faut attendre de voir comment cette même Cour suprême va se positionner, sur le fond, sur une loi du Mississippi qu’elle va examiner bientôt (interdiction d’avorter après 15 semaines), laquelle est également anticonstitutionnelle. On voit mal la Cour Suprême des États-Unis, même à une majorité de 6 conservateurs contre 3 progressistes, renverser en soi explicitement l’arrêt de 1973. En revanche, l’affaiblir, le fragiliser, en validant de telles lois locales, c’est-à-dire en laissant plus de latitude que par le passé aux États fédérés de mettre en place les textes qu’ils veulent, est envisageable.

Le président, John Roberts, ne veut pas faire de la Cour Suprême un instrument idéologique, d’autant que l’opinion publique américaine est majoritairement favorable au droit à l’avortement : la crispation est chez les élus conservateurs et une poignée de militants fanatisés. Les droits des femmes sont un point de crispation de la guerre culturelle aux États-Unis. Engagé depuis 40 ans, et aggravé par la présidence viriliste de Trump, le combat des antiavortements est porté par un mouvement militant extrêmement bien organisé et influent sur le terrain : le lobbying est en partie à l’origine de la nomination des trois juges ultraconservateurs à la Cour suprême par Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett). Le plus farouche adversaire du droit à l’avortement à la Cour suprême reste Clarence Thomas : c’est le seul qui a voté contre l’autorisation pour les tribunaux de contester la loi texane.

Ces dernières années, de nombreux États ont aussi renforcé leurs textes pour faciliter l’accès à l’avortement. C’est le cas par exemple de l’État de New York ou de la Californie, ce dernier venant d’annoncer qu’elle souhaite devenir un refuge pour les Texanes concernées. Au-delà, ce combat pour les droits des femmes aux États-Unis gagnera en impact politique, d’une part, si ce n’est plus au nom de la « vie privée » mais de l’égalité et de la liberté que le droit à l’avortement devient garanti dans les textes ; d’autre part et donc, si une loi fédérale finit par être votée en ce sens et si l’amendement ERA (Equal Rights Amendment) entre, enfin, dans la Constitution. Car les États-Unis ne garantissent pas, constitutionnellement, l’égalité femmes-hommes.

 
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