ANALYSES

États-Unis. L’Apocalypse selon Robert Kagan

Tribune
12 novembre 2021


« Les États-Unis se dirigent vers leur plus grande crise politique et constitutionnelle depuis la guerre de Sécession avec, au cours des trois à quatre prochaines années, des perspectives crédibles de violences de masse, de rupture de l’autorité fédérale et de division du pays en enclaves républicaines et démocrates », a récemment déclaré le politologue conservateur Robert Kagan dans un long éditorial publié par le Washington Post et qui, depuis, n’en finit pas d’alimenter le débat. Selon lui, deux menaces principales se profilent à l’horizon. Tout d’abord, sauf problème de santé, « Donald Trump sera le candidat républicain à la présidence en 2024 ». Ensuite, l’ex-président « et ses alliés républicains se préparent activement à assurer sa victoire par tous les moyens nécessaires ». Le lit d’un potentiel nouveau « chaos électoral ».

Je connais un petit peu Robert Kagan pour l’avoir rencontré il y a quelques années à Washington lors d’un diner où était réunie une dizaine de personnes, dont le sénateur républicain de Floride Marco Rubio et Bernard-Henri Levy – please, ne me demandez pas ce que je faisais là. Je me souviens avoir discuté avec lui un bon moment et avoir été surpris par son intelligence et une certaine modération dans ses propos, alors que pour beaucoup – et sans doute aussi un peu pour moi – il était l’incarnation du méchant intellectuel néoconservateur. Par la suite, j’ai lu certains de ses ouvrages et je dois admettre que, bien que je ne partage pas toujours ses conclusions, ses analyses, son diagnostic de la société américaine, ne manquent pas de finesse.

Alors, arrêtons-nous quelques instants sur les principaux points de sa tribune du Washington Post et voyons ce qu’on peut en tirer.  « Les États-Unis se dirigent vers leur plus grande crise politique et constitutionnelle depuis la guerre de Sécession […] », écrit-il tout d’abord.  Vrai ou faux ? Vrai. Archi vrai. Seul un optimiste béat ne voyant pas plus loin que le bout de son nez pourrait prétendre le contraire après ce qui s’est passé à Washington en janvier dernier et en sachant que 78% des électeurs républicains estiment toujours que Joe Biden n’a pas gagné légitimement en 2022. L’ami Bob prédit ensuite pour les trois ou quatre prochaines années des « violences de masse », la « rupture de l’autorité fédérale » et la « division du pays en enclaves républicaines et démocrates ». Une fois encore, comment lui donner tort ?

Pour les violences de masse, nous avons eu récemment un avant-gout de ce qui peut nous attendre avec l’assaut sur le Congrès, mais aussi avec les émeutes qui ont suivi les manifestations liées au mouvement Black Lives Matter et qui ont obligé les grandes villes américaines à se barricader comme en temps de guerre – imaginez la plupart des commerces, banques et hôtels de Manhattan calfeutrés derrière d’immenses panneaux en bois. Images littéralement sidérantes et qui ont généré de telles angoisses, qu’elles ne pourront, selon plusieurs experts, qu’entrainer un vote de protestation en faveur du « parti de l’ordre » lors des prochaines élections nationales.

Pour ce qui est de la « rupture de l’autorité fédérale », les signaux sont en effet inquiétants. La récente montée en puissance des gouverneurs peut être une bonne chose quand elle sert de contre-pouvoir à un Trump, mais elle ne peut que fragiliser la cohésion nationale lorsque, comme cela est le cas depuis le début de la pandémie de Covid-19, ces mêmes gouverneurs décident de s’opposer avec une certaine violence – pas toujours uniquement verbale – aux décisions de Washington, entrainant la confusion dans le pays, et dans certains cas la mort de centaines de milliers de personnes.

L’importance disproportionnée que la culture populaire et les médias donnent à la fonction présidentielle américaine est trompeuse. Le gouvernement fédéral a toujours été un pouvoir relativement faible face au Congrès. Le président n’ayant en fin de compte que peu de prérogatives, contrairement à son homologue français. Mais d’un pouvoir « faible », nous en sommes arrivés aujourd’hui à un pouvoir fragilisé. De très nombreux citoyens, mais aussi plusieurs politiciens locaux d’importances, ne considèrent plus le gouvernement de Washington comme légitime et refusent de le reconnaitre comme l’autorité supérieure de la nation. Tout cela est très inquiétant. Bien sûr, la présidence actuelle, incarnée par un vieil homme rapidement devenu impopulaire, ne disposant selon certains témoins que de quelques heures de lucidité par jours, et dont les projets sont régulièrement contestés, si ce n’est en partie rejetés, par sa propre majorité, n’aide pas. Sans parler de l’image d’amateurisme que peut parfois dégager l’action de la vice-présidente Kamala Harris, jugée – injustement à mon sens – incompétente par plus de 60% de la population et qui, il faut bien l’admettre, ne doit sa position que par le fait d’être une femme issue des minorités.

Quant à la prochaine division du pays en enclaves républicaines et démocrates prédite par Robert Kagan, elle a déjà été envisagée il y a des années par des intellectuels tels que Samuel Huntington et Stanley Hoffmann. Moi-même j’ai, dans ces mêmes colonnes, régulièrement et bien modestement tenté d’alerter l’opinion des dangers d’une « Amérique de plus en plus fragilisée par les séparatismes politiques, ethniques, culturels et religieux, une Amérique où les volontés de fractionnisme, voire même de sécession, de la part de certains territoires et États sont de plus en plus prises au sérieux ».

Enfin, Kagan affirme dans sa tribune que sauf problème de santé « Donald Trump sera le candidat républicain à la présidence en 2024 », et que « l’ex-président et ses alliés républicains se préparent activement à assurer sa victoire par tous les moyens nécessaires ». Et cela, au risque de plonger les États-Unis dans un chaos électoral sans précédent.

Vrai et vrai, une fois encore. À l’heure qu’il est, rien ne semble pouvoir empêcher Trump d’obtenir l’investiture républicaine. Et quand on voit, entre autres choses, comment les élus républicains œuvrent depuis plusieurs mois et en toute illégalité à rendre l’accès aux bureaux de vote le plus difficile possible pour une partie de la communauté noire, en général favorable aux démocrates, il faut s’attendre au pire.

Reed Brody, ancien substitut du procureur de l’État de New York, vient d’apporter, dans une tribune publiée par le journal Le Monde, de l’eau au moulin de Robert Kagan : « Il est plus que probable que les républicains remportent les élections législatives de mi-mandat en 2022 […]. En supposant qu’il soit en bonne santé, Donald Trump sera presque certainement candidat à la présidence en 2024. Nous risquons alors le chaos. Si Donald Trump devient président […], il aura le contrôle de tous les pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Et alors, la démocratie américaine ne sera plus qu’un souvenir ».

Welcome to America / Welcome to the big show, ainsi que le chante Prince dans son album posthume.

 

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son dernier essai, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » est paru en Ebook chez Max Milo en 2020.
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