ANALYSES

Le modèle Space X : quels défis industriels pour l’Europe ?

Interview
30 avril 2021
Le point de vue de Gaspard Schnitzler


A l’occasion du décollage réussi vendredi dernier du lanceur Falcon 9 de SpaceX et de sa capsule Crew Dragon en direction de la station spatiale internationale (ISS), avec à son bord quatre astronautes dont le français Thomas Pesquet, Gaspard Schnitzler, chercheur à l’IRIS, revient sur les défis industriels posés par ce nouveau modèle économique.

En quoi ce lancement marque-t-il un tournant dans l’histoire des vols spatiaux habités ?

On peut considérer que ce lancement marque un tournant dans la mesure où il confirme l’avènement des acteurs privés dans un domaine qui jusqu’à présent était réservé à des acteurs gouvernementaux : celui des vols spatiaux habités. En effet, après un premier vol d’essai en mai 2020 et le lancement de la capsule Crew-1 en novembre 2020, il s’agit là du troisième vol habité réalisé par SpaceX, qui a su s’imposer ces dernières années comme le principal prestataire de la NASA. Ainsi, la société privée fondée en 2002 par le milliardaire américain Elon Musk, s’est notamment vu confier les transports vers l’ISS (ravitaillement en fret et envoi d’astronautes), ainsi que l’envoi d’astronautes américains sur la Lune à l’aide du vaisseau réutilisable Starship (d’ici 2024) dans le cadre du programme Artemis.

Ce n’est pas le seul prestataire privé à avoir vu le jour aux Etats-Unis ces dernières années (i.e. l’entreprise Blue Origin créée en 2000 par le PDG d’Amazon Jeff Bezos) dans le cadre de ce qu’on appelle communément le « NewSpace ». Ce phénomène peut être défini comme l’apparition d’un nouvel écosystème spatial, composé d’entreprises privées appliquant des modèles commerciaux innovants, qui contribuent à accroître l’accessibilité de l’espace. Favorisé outre-Atlantique par un cadre juridique propice aux activités spatiales commerciales et un soutien étatique fort, cette libéralisation de l’accès à l’espace n’est pas sans conséquences pour les acteurs spatiaux établis dont elle vient perturber l’activité.

Ainsi, en proposant des prestations à bas prix, notamment en développant des lanceurs plus légers (donc consommant moins de carburant) et en partie réutilisables, grâce à la miniaturisation des composants et au recours à l’impression 3D, ces nouveaux venus obligent les acteurs traditionnels à repenser leur modèle et à s’adapter pour ne pas disparaître. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors que le coût moyen de lancement en orbite basse s’élevait jusque dans les années 2000 à environ 20 000$ par kilo, SpaceX s’est fixé pour objectif de réduire ce coût à 1 100$ par kilo, un pari financier ambitieux mais que l’entreprise semble en passe d’atteindre si l’on en croit le coût par kilo du lanceur Falcon 9 qui s’élevait en 2019 à 2 700$.

Quels sont les défis industriels posés par ce nouveau modèle économique ? Doit-on considérer qu’il représente une menace pour l’industrie spatiale européenne ?

L’évolution rapide et soudaine qu’a connu le marché des lanceurs pose un véritable défi pour l’industrie spatiale européenne. Deux enjeux principaux se dessinent aujourd’hui : d’une part, celui de la réutilisation des lanceurs, d’autre part celui de la réduction des coûts de propulsion. Ainsi, malgré un effort réalisé sur les moteurs (avec un recours important à l’impression 3D), le lanceur moyen européen Ariane 6 d’ArianeGroup, en cours de développement pour le compte de l’Agence spatiale européenne (ESA), est déjà considéré comme « dépassé » et ce alors même qu’il ne devrait être opérationnel qu’au second trimestre 2022, soit avec deux années de retard. Trop coûteux et pas assez compétitif par rapport à ses concurrents étrangers (Ariane 6 n’est pas réutilisable), le lanceur européen conçu en 2014 pour remplacer le lanceur lourd Ariane 5, arrive dans un marché en pleine transformation et bien plus concurrentiel. Une autre question qui se pose est celle de la fréquence des lancements. Face à l’importante baisse du nombre de lancements de satellites commerciaux en orbite géostationnaire ces dernière années (passé d’une vingtaine par an à environ six), le modèle commercial sur lequel repose Ariane (1/3 de missions institutionnelles et 2/3 de missions commerciales) est durablement remis en cause. À elle seule, la cadence des lancements institutionnels (3 à 4 par an) ne permet pas d’amortir d’importants coûts fixes. Il est donc indispensable de repenser l’industrialisation des lanceurs spatiaux européens et de les adapter aux nouveaux modèles (micro-lanceurs, réutilisation…) pour gagner en compétitivité et préserver une filière industrielle stratégique dont dépend l’accès autonome de l’Europe à l’espace.

C’est d’ailleurs la réflexion que mène aujourd’hui le principal acteur européen du secteur, Arianespace, qui, pour succéder à Ariane 6, entend développer une nouvelle gamme de lanceurs standardisés permettant de réduire drastiquement les coûts de lancement (réutilisation des étages, moteur unique, fabrication additive, etc.). En 2020, l’entreprise s’est vu confier par l’ESA la conception d’un premier étage réutilisable (Themis), dont la démonstration devrait avoir lieu en 2023, ainsi que d’un nouveau moteur réutilisable (Prometheus) qui devrait permettre de diviser par deux le coût au kilogramme de mise en orbite, passant ainsi de 10 000 à 5 000€. Un chiffre encourageant, mais encore bien éloigné de l’objectif des 1 100$ fixé par SpaceX…

Comment l’UE répond-elle à ces défis ? Une stratégie européenne en matière de lanceurs est-elle possible ?

La Commission européenne, qui souhaite prendre le leadership en matière de politique spatiale au niveau de l’UE, mène actuellement une réflexion sur ce que pourrait être la politique de l’UE en matière de lanceurs au-delà de l’horizon 2025 et a lancé à cet effet une consultation sur l’avenir des lanceurs européens. Si une stratégie européenne en matière de lanceurs est souhaitable – les États européens seuls ne disposant pas des ressources financières suffisantes pour faire face à une compétition stratégique globale – elle se heurte aujourd’hui à un certain nombre de limites. Parmi ces limites, on peut notamment citer l’absence de répartition claire des compétences entre Commission européenne et Agence spatiale européenne (ESA), ainsi que la divergence de points de vue entre Etats européens sur des choix essentiels tels que la question du retour géographique, l’enjeu de la consolidation de la filière spatiale européenne ou de la conception d’une nouvelle gamme de lanceurs. Ainsi, l’Allemagne considère par exemple que le développement d’un lanceur de nouvelle génération pour succéder à Ariane 6 est prématuré à ce stade et qu’il ne devrait voir le jour avant 2030, là où la France et l’Italie, qui viennent par ailleurs de créer un « groupe de travail sur l’avenir des lanceurs européens », considèrent que la question se pose dès à présent et qu’un démonstrateur de lanceur devrait voir le jour dès 2025. La politique de retour géographique divise également les Etats européens, alors que la fragmentation de la chaîne de production nuit à la compétitivité du modèle européen, et illustre les deux visions qui s’opposent en matière de gouvernance du secteur spatial : celle de l’ESA, en faveur d’un juste retour industriel, et celle de la Commission, qui milite pour une gouvernance plus efficiente. La question se pose également en matière d’ouverture à la concurrence de la filière des lanceurs européens, avec l’arrivée de nouveaux entrants telle la start-up allemande Isar Aerospace, qui s’est récemment vu confier le lancement d’un satellite par Airbus D&S, au détriment du lanceur léger européen Vega.

Néanmoins, la France et l’Allemagne ont conscience de l’importance d’une approche partagée et ces divergences pourraient bien s’atténuer, les deux pays ayant également lancé un groupe de travail conjoint qui s’est fixé pour objectif de « contribuer à former des positions européennes communes en matière de politique spatiale ». Enfin, parmi les réponses que l’UE pourrait apporter à ces nouveaux défis, la mise en place d’un « Buy European Act », tel qu’il l’a été proposé par la France, permettrait de pérenniser la filière spatiale européenne en introduisant une préférence européenne en matière de lancements institutionnels, à l’instar de la législation américaine Buy American Act qui réserve les lancements gouvernementaux aux entreprises américaines.
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