ANALYSES

Carte postale d’Alabama

Correspondances new-yorkaises
13 avril 2021


« Avec courage, nos salariés ont dit non à la syndicalisation ! Ils ont compris où était leur intérêt ! », n’ont eu de cesse de répéter avec jubilation et cynisme les représentants d’Amazon durant le weekend.

Cela aurait dû être « un vote historique », « une victoire sans précédent pour les travailleurs », « une première pour le géant du e-commerce aux États-Unis », mais c’est bien le camp du non qui l’a emporté. L’initiative engagée par des salariés d’un entrepôt d’Amazon, à Bessemer en Alabama, en faveur de la création d’un syndicat, s’est soldée vendredi 9 avril par un cuisant échec dans les urnes.

3 215 bulletins, 1 798 contre la syndicalisation, 738 seulement en faveur du RWDSU – le syndicat national de la distribution que les employés à l’origine du vote voulaient rejoindre.

Ce résultat plus que décevant qui marque une victoire nette pour le leader du commerce en ligne est aussi un échec personnel pour Joe Biden qui avait vivement soutenu le camp du oui et qui se présente comme le président le plus pro-syndicat de l’histoire récente des États-Unis.

« Amazon n’a ménagé aucun effort durant cette campagne pour manipuler et effrayer ses employés. Car si le oui l’avait emporté, cela aurait été sur le plan national un séisme pour la firme », a réagi Stuart Appelbaum, le président du RWDSU. « Mais nous ne les laisserons pas s’en tirer à si bon compte avec leurs mensonges, leurs tromperies, leurs activités illégales et leur politique d’intimidation », a-t-il ajouté.

En effet, durant les semaines qui ont précédé le vote des salariés, Amazon a fait valoir ses arguments contre la syndicalisation en bombardant ces derniers de textos et de messages téléphoniques tout en les menaçant de plans de licenciement, voire même de délocalisation, au cas où les pro-syndicats remporteraient la victoire.

L’un des arguments du géant du web a été de rappeler que, dans son entrepôt de Bessemer, les salaires démarraient à 15 dollars de l’heure – plus du double du salaire minimum en Alabama – et que ses employés bénéficiaient d’avantages sociaux, comme la couverture santé.

C’est vrai, mais c’est oublier les cadences de travail infernales – parfois dix heures par jour -, la quasi-impossibilité d’aller aux toilettes en dehors des breaks, l’absence de vraie pause déjeuner, le manque de protections en matière de sécurité – notamment contre le Covid-19 – et les salaires insuffisants par rapport au travail demandé.

Sans parler des heures supplémentaires jamais payées, des insultes et humiliations quotidiennes et du racisme ambiant – près de 80 % des salariés du site de Bessemer sont afro-américains et certains petits chefs y sont notoirement connus pour appartenir à des groupes de suprémacistes blancs.

Pour Rebecca Kolins Givan, professeure à Rutgers University, « le droit du travail aux États-Unis est biaisé contre les gens qu’il est censé protéger… C’est extrêmement difficile pour les salariés d’organiser un syndicat et incroyablement simple pour les employeurs de les brutaliser pour les en empêcher ». « Amazon a dépensé beaucoup d’argent à Bessemer en embauchant les meilleurs avocats anti-syndicats du pays et en semant avec acharnement la peur et l’incertitude parmi les employés du site. Leur investissement a payé », conclut avec amertume l’universitaire.

Un élu de l’Alabama me confiait samedi sous couvert d’anonymat que si les procédés d’intimidation d’Amazon auprès de leurs employés pouvaient sembler parfois s’apparenter à ceux de la mafia, il en allait de même avec les politiciens locaux. « Si on proteste sur quoi que ce soit, on nous menace de fermer les sites – quand ce n’est pas d’autre chose. Qui voudrait-être tenu pour responsable de milliers de licenciements ? Aucune chance d’être réélu avec ça ! Avec Amazon, pour ce qui du blackmail, on est tous logés à la même enseigne ».

Le plus triste dans toute cette histoire de Bessemer, c’est que comme presque toujours aux États-Unis, il n’y a pas eu de convergence des luttes. Chacun prêche pour sa paroisse et fait fi des autres.

Pas de convergence des luttes entre les salariés du site et ceux d’autres dépôts Amazon, pas de convergence des luttes non plus avec le mouvement antiraciste Black Lives Matter qui avait pourtant apporté en mars son soutien à la syndicalisation dans l’entrepôt où, comme mentionné plus haut, près de 80 % des salariés sont noirs.

La plupart des gens ont voté en ne pensant qu’à leurs intérêts personnels à très court terme. Du moins, à ce qu’ils croient être leurs intérêts… Mais on peut le comprendre, la majorité des salariés d’Amazon à Bessemer sont des femmes afro-américaines ayant pour la plupart arrêté l’école vers 15 ans et beaucoup d’entre elles sont des mères célibataires. Effrayées par les menaces de fermeture de leur entrepôt et de délocalisation en cas de victoire du oui, quelle autre réaction auraient pu avoir ces femmes ? Dans un pays où la protection sociale n’existe pas, qui aurait envie de se retrouver du jour au lendemain sans travail et sans assurance santé avec deux ou trois gosses à nourrir ?

Toute l’Amérique se rappelle qu’en 2019, la firme de Jeff Bezos a renoncé à installer son second siège dans le quartier populaire du Queens à New York, après que des élus locaux, dont le maire démocrate, Bill de Blasio, et l’égérie de la gauche américaine, Alexandria Ocasio-Cortez, aient demandé que le site puisse être syndiqué…

C’est donc un triste épisode qui vient de se clôturer en Alabama. Un triste épisode non seulement pour les employés du site qui vont continuer à être exploité sans avoir la possibilité de s’exprimer, mais aussi, et comme déjà dit, pour Joe Biden qui se voit ici coupé dans son élan en faveur des classes moyennes et populaires par un capitalisme sauvage plus résilient que jamais. Un capitalisme without shame aujourd’hui incarné à la perfection par les GAFA.

PS : En rédigeant cette chronique, me sont revenues en tête les paroles de la chanson de Johnny Hallyday, Cartes postales d’Alabama, écrite en 1982 : « Cartes postales d’Alabama, vos couleurs sont dépassées (…) ; bons baisers d’Alabama, pouvoir blanc et croix brûlées, majorité silencieuse, démocratie déguisée (…) ».

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son dernier essai, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » est paru en Ebook chez Max Milo en 2020.
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