ANALYSES

Un renouveau pour la marine royale canadienne ?

Tribune
28 septembre 2020
Par le capitaine de vaisseau Thomas Legrand, auditeur de la 27e promotion de l’École de Guerre


Créée en 1910 pour assurer la défense maritime du Canada à la place de la Royal Navy, la Marine royale canadienne (MRC) a joué un rôle important au cours des deux conflits mondiaux. Durant la Seconde Guerre mondiale, sa contribution à la bataille de l’Atlantique a été majeure et s’est accompagnée d’un développement important. Elle est, en 1945, la troisième plus grande marine au monde.

Pour faire face aux enjeux de la guerre froide, la MRC évolue dans un objectif de lutte anti-sous-marine. Ses 18 500 marins arment ainsi, en 1984, trois sous-marins et une vingtaine d’escorteurs. La tentation des « dividendes de la paix » et les crises économiques successives réduisent son format jusqu’à 8 000 marins. En 2018, elle n’est plus que la 14e marine au monde par son tonnage.

Bien qu’engagée régulièrement en opération[1], la MRC souffre d’un déficit d’image, lié en particulier à une série d’incidents récents – incendie majeur et collision avec le fond de deux sous-marins en 2004 et 2012, collision entre deux bâtiments en 2013. C’est également une marine vieillissante – sa frégate la plus moderne a été lancée en 1995 – touchée par des ruptures de capacité – ses deux ravitailleurs ont été retirés du service actif après un incendie en 2014[2].

Une politique de défense affirmée

La politique de défense du Canada repose sur le triptyque de la protection du pays, de la sécurité de l’Amérique du Nord et de l’engagement dans le monde. Elle a été exposée en 2017 dans la publication « Strong, Secure, Engaged », une vision sur vingt ans reposant sur un  engagement budgétaire conséquent [3] compensé par la recherche de retombées économiques nationales.

Une stratégie d’alliances

Dans un contexte de retour à la compétition entre grandes puissances, le Canada veut pouvoir continuer à s’appuyer sur ses alliances historiques, auxquelles il souhaite contribuer de manière responsable en apportant une valeur ajoutée.

Depuis 1957, le NORAD (North American Aerospace Defense Command) encadre la coopération américano-canadienne pour la surveillance de l’espace nord-américain. Membre de l’OTAN, le Canada en est l’un des principaux contributeurs financiers. Ces deux alliances lui offrent, en particulier, la protection d’une dissuasion nucléaire élargie. Les services de renseignement canadiens bénéficient aussi, au travers du partenariat « Five eyes », d’échanges avec les services américains, britanniques, néo-zélandais et australiens.

Les enjeux de l’Arctique

Avec 75% de son littoral et 40% de sa superficie situés dans l’Arctique, le Canada ne peut ignorer cet espace, carrefour important, mêlant enjeux de commerce international et de sécurité sur fond de changements climatiques promettant un accès facilité à de nouvelles ressources et l’ouverture de nouvelles voies de transport.

Membre du Conseil de l’Arctique[4], Ottawa cherche donc à exercer intégralement sa souveraineté dans le Nord canadien en s’appuyant sur une collaboration étroite avec des partenaires choisis de la zone (États-Unis, Norvège et Danemark). Cette volonté lui impose d’être capable de surveiller et de contrôler l’Arctique canadien, mais également de mettre de côté des différends territoriaux avec le Danemark[5] et de s’accorder avec les États-Unis sur le statut du passage du Nord-Ouest[6] et sur le tracé de la délimitation maritime de la mer de Beaufort.

Des missions de première importance pour la Marine royale canadienne

« Strong, Secure, Engaged » impose de nouveaux objectifs à la MRC, qui doit renforcer ses capacités d’action dans l’Arctique et pouvoir contribuer aux opérations menées en partenariat avec d’autres marines.

Les besoins de protection d’un pays dont le littoral est le plus long du monde et qui possède le deuxième plateau continental en termes de superficie nécessitent une collaboration étroite et une forte complémentarité entre la Garde côtière canadienne[7] et la MRC, chargée d’opérer plus loin des côtes ou dans un contexte sécuritaire plus complexe. De plus, les conditions particulières de l’Arctique canadien – 36 000 îles et des conditions océaniques parmi les plus extrêmes – imposent des moyens spécifiques, afin d’être capable de se projeter rapidement dans le Grand Nord en soutien des autorités civiles en temps de crise, ou dans le cadre d’opérations nationales[8].

La volonté d’appuyer les opérations menées en coalition par ses partenaires a également des traductions concrètes pour la MRC. Elle doit ainsi contribuer au NORAD (Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord), dont le rôle comprend notamment, depuis 2006, un mandat d’alerte maritime. Enfin, elle se voit confier des objectifs de déploiement de deux groupes navals, un par façade maritime, depuis ses bases d’Esquimalt sur le Pacifique et Halifax sur l’Atlantique.

Une stratégie d’investissement nationale ambitieuse

La réaffirmation des ambitions de la MRC impose un renouvellement de la flotte canadienne[9], tandis que la recherche de retombées économiques internes nécessite une stratégie d’approvisionnement nationale.

Le Canada a adopté le 3 juin 2010 une Stratégie nationale d’approvisionnement en matière de construction navale (SNACN) représentant un montant de vingt-sept milliards d’euros sur trente ans. La SNACN a pour objectif le renouvellement de la flotte fédérale – MRC et garde côtière – tout en fournissant des emplois aux Canadiens et en permettant de rebâtir l’industrie navale. Entre 2012 et 2019, elle a apporté 8,6 milliards d’euros de contribution au PIB et permis la création de 12 000 emplois. Ses ambitions ont été confirmées par « Strong, Secure, Engaged » qui prévoit pour la MRC la construction de quinze navires de combat, deux bâtiments de soutien, ainsi que l’acquisition de six navires de patrouille extracôtiers de l’Arctique. Ces navires sont construits par deux chantiers navals canadiens[10].

Pour pouvoir mener son programme localement dans des délais restreints, le Canada a fait le choix d’alliances avec des compagnies étrangères. La future frégate canadienne, dont la construction doit débuter en 2020, est ainsi portée par le consortium Lockheed Martin Canada et BAE Systems et fondée sur le projet de frégate Type 26 britannique. Les plateformes devraient être identiques, mais les équipements différents, pour privilégier les fournisseurs canadiens. De même, les deux ravitailleurs, dont la construction a débuté en 2018 à Vancouver, sont des dérivés des types Berlin allemands, produits par la firme TKMS.

Pour répondre aux contraintes de surveillance armée de l’Arctique, la MRC doit retrouver une capacité à y opérer, perdue dans les années 1950. Le choix s’est pour cela porté vers des navires de patrouille extracôtiers, développés spécifiquement pour ce besoin. Huit de ces bâtiments porte-hélicoptères, dotés d’une capacité brise-glace limitée à leurs propres besoins, ont donc été commandés, dont six pour la MRC. Les quatre premiers sont déjà en construction. Afin d’être en mesure de maintenir ouvertes les voies maritimes dans le Grand-Nord, un brise-glace polaire, le John G. Diefenbaker, armé par la Garde côtière, devrait entrer en service en 2022. Troisième brise-glace non nucléaire le plus puissant au monde[11], il sera basé à Terre-Neuve.

La nouvelle politique de défense est donc porteuse de nombreux espoirs pour la Marine royale, qui devrait, à l’horizon 2030, avoir les moyens de jouer un rôle clé pour le Canada. Néanmoins, elle repose sur une stratégie d’investissements ambitieuse, voire risquée dans un contexte de contraintes économiques fortes[12] et avec une politique de préférence nationale qui a déjà entraîné par le passé des surcoûts et des dérapages calendaires.

Enfin, cette montée en puissance s’accompagne d’un véritable défi humain. La MRC devra en effet, pour armer ses nouveaux bâtiments, parvenir à recruter le millier de marins qui lui fait défaut depuis plusieurs années, dans un contexte de forte concurrence avec la Garde côtière et la marine marchande[13], ainsi qu’avec les chantiers de construction navale, appelés à tourner à plein régime.

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Article publié en partenariat avec le Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM).

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[1] Enduring Freedom en océan Indien, participation à la Standing NATO Maritime Group en Méditerranée et Atlantique.

[2] The Royal Canadian Navy: Facing Rough Seas – Dr. Rob Huebert – Canadian Global Affair Institue – janvier 2016

[3] Passage du budget de la défense de 12,5 milliards en 2016-2017 à 21,6 milliards d’euros en 2026-2027.

[4] Avec le Danemark, les États-Unis, la Finlande, l’Islande, la Norvège, la Russie et la Suède.

[5] Le Canada et le Danemark revendiquent tous deux l’île de Hans.

[6] Le Canada le voit comme des eaux intérieures et les États-Unis comme des eaux internationales.

[7] En charge en particulier, sous la responsabilité du ministère des Pêches et des Océans, de la recherche et du sauvetage en mer et de la réponse aux pollutions maritimes.

[8] Pour soutenir ces opérations, le Canada a choisi de se doter d’un port en eaux profondes à Nanisivik, sur l’île de Baffin.

[9] À l’exception des quatre sous-marins de classe Victoria, simplement modernisés pour étendre leur durée de vie à 45 ans au milieu des années 2030.

[10] Irving Shipbuilding Inc., à Halifax pour les navires de combat et Vancouver Shipyards Co. Ltd., à Vancouver, pour les navires de soutien. Un appel d’offres pour un troisième chantier naval canadien est en cours afin de répondre aux besoins rapides de construction.

[11] Après deux brise-glaces américains.

[12] La COVID-19 pourrait provoquer une contraction de 12% du PIB canadien en 2020 – AFP 30 avril 2020.

[13] Il manque actuellement 1000 marins à la Garde côtière et la marine marchande anticipe un déficit de 5000 postes dans la décennie à venir. « La Marine et la Garde côtière manquent de marins » – La presse canadienne – 29 février 2020.
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