ANALYSES

Existe-t-il un portrait-robot du djihadiste en Europe ?

Tribune
25 juin 2020


Les racines du terrorisme suscitent de nombreux fantasmes. À chaque attentat sur le sol européen surgissent des débats similaires, qui contribuent à faire écran à la compréhension du phénomène et donc au traitement efficace du fait djihadiste. Entre une théorie du loup solitaire qui a largement été battue en brèche, et l’image du criminel islamisé qui s’est imposée pour expliquer le djihadisme en Europe depuis les années 1990, saisir finement le phénomène aujourd’hui confine parfois à la gageure.

La nature ayant horreur du vide, l’absence de données empiriques solides collectées, harmonisées et analysées à l’échelle du continent a parfois pu favoriser cette cacophonie. Pour en prendre la mesure, une équipe de spécialistes européens a donc pour la première fois cherché à passer au peigne fin le phénomène à l’échelle européenne, en analysant les parcours de 349 individus, parmi lesquels ont été identifiés 312 terroristes djihadistes, et dont 95 d’entre eux ont un passé criminel. L’étude confirme pour partie les conclusions des enquêtes empiriques déjà menées à l’échelle française, comme celles d’Hugo Micheron et de Marc Hecker, et les met au regard de la réalité européenne.

Quel portrait-robot du djihadiste français ?

Le terrorisme qui a frappé l’Europe se situe à la confluence d’enjeux transnationaux (diffusion de l’idéologie salafo-djihadiste, intensification des conflits au Levant, faillite des États dans la région) et de contextes particuliers (réseaux de petites délinquances plus ou moins régulés, efficacité du système carcéral, présence de prédicateurs salafistes et de recruteurs sur le territoire hexagonal). C’est l’ensemble de ces paramètres qu’il est utile de prendre en compte pour appréhender pleinement le mouvement djihadiste aujourd’hui.

À l’échelle française, une analyse des profils étudiés au prisme de variables socio-démographiques révèle que 63% des terroristes arrêtés n’ont pas dépassé le lycée et 56% d’entre eux étaient sans emploi au moment de leur arrestation. Une écrasante majorité des individus identifiés sont des hommes (93% des 78 premiers djihadistes français étudiés dans le cadre de l’enquête). Le rôle des femmes n’est pour autant pas à négliger. Leur radicalisation apparaît aussi comme l’aboutissement d’un processus de long terme.

Le lien entre délinquance et terrorisme a effectivement pu être mis en évidence. 40% de djihadistes français (sur 69 cas étudiés) ont un passé criminel, qui correspond majoritairement à de la petite délinquance.

 

Les données recueillies montrent que les liens entre délinquance et djihadisme varient selon l’environnement social et criminel préexistant. Si ce dernier est marqué par la délinquance, l’hybridation délinquance/terrorisme est plus importante (filière des Buttes-Chaumont dont sont issus les frères Kouachi par exemple). En revanche, elle tend à s’estomper dans des zones moins frappées par la criminalité et les réseaux criminels (c’est le cas, notamment des filières des Alpes-Maritimes et d’Artigat). De plus, l’étude des différentes cellules djihadistes, principalement concentrées au Nord et au Sud du pays et dans des zones périurbaines, souligne l’influence des réseaux transnationaux dans l’organisation et le recrutement, notamment pour la Belgique (Molenbeek, Schaerbeek et Charleroi), le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

Il est donc nécessaire de prendre en compte la dimension à la fois collective et individuelle des trajectoires des djihadistes français. La moitié des djihadistes étudiés avaient été incarcérés avant leurs activités terroristes pour des faits de petite délinquance. Cette présence de “récidivistes” montre que le phénomène doit être pensé en terme de “milieux” parfois hybrides où peuvent cohabiter ou se confronter des militants islamistes de longue date adoptant des attitudes criminelles et des délinquants sensibles à une idéologie politico-religieuse en rupture avec les normes “mécréantes”.

De ce point de vue, la question de l’origine géographique des départs fournit également une clé de lecture du phénomène. L’ensemble du territoire hexagonal est en effet inégalement concerné par le nombre de départs ou de tentatives de départs vers le Levant. La région parisienne, le Nord, les Alpes-Maritimes ou encore la Haute-Garonne sont ainsi très durement touchés. Ces territoires avaient été, de longue date, marqués par le phénomène djihadiste bien avant les “printemps arabes” et l’enlisement du conflit syrien : guerre d’Afghanistan dès les années 1980, puis “décennie noire” algérienne s’étant exportée sur le territoire français pendant les années 1990, et départs pour la Bosnie avec le conflit en ex-Yougoslavie. Le phénomène djihadiste contemporain en France n’est donc pas nouveau, mais revêt une importance particulière à cause de l’importance numérique qui le caractérise désormais : de quelques individus pour les conflits tchétchènes et bosniaques, il concerne aujourd’hui plus de 2000 Français pour le conflit syro-irakien.



Quel portrait-robot du djihadiste européen ?

À l’échelle européenne, une majorité de djihadistes européens rejoignaient le Front al-Nosra et Al-Qaïda en Irak au début des années 2000. La naissance de l’Organisation de l’État islamique a entraîné une concentration des voyages en Syrie. Les liens avec l’Afrique du Nord, et plus particulièrement avec les trois anciennes colonies françaises, font du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie des zones importantes en matière d’organisation des filières et de recrutement. S’agissant, des combattants étrangers, sur 78 profils de djihadistes analysés, 35 individus suspectés de terrorisme ont combattu à l’étranger, 13 combattants étrangers sont morts lors d’attentats et 16 individus au passé criminel ont basculé dans le terrorisme à la suite d’une expérience militaire en zone de conflit.

L’ensemble de ces données mettent en évidence une radicalisation sur le long terme. La durée qui s’étend de l’exposition à l’idéologie djihadiste au passage à l’acte est supérieure à 6 mois pour une majorité significative des profils analysés. Les données mettent également en évidence l’importance du groupe, de la famille et des liens amicaux dans les trajectoires de radicalisation, celle-ci étant un processus de long terme avant le passage à l’acte. Il conviendrait cependant d’éclaircir l’impact des relations sociales et du cercle familial.



Sur le plan européen, 87% des cas couverts par l’étude sont des hommes. Le djihadisme y est loin d’être un phénomène de rébellion adolescente puisque la moyenne d’âge se situe autour de 30 ans. Sur les 197 individus djihadistes identifiés, une majorité est née en Europe (51%), 11% ont acquis la nationalité du pays membre plus tard et 17% sont étrangers à l’Europe.

L’étude des variables éducatives et professionnelles révèle que seulement 20% des djihadistes sont passés par le lycée. 40% étaient sans emploi au moment de leur arrestation. Le passif criminel de certains individus devenus des djihadistes ne signifie pas nécessairement que le financement de leurs activités ait été systématiquement illégal, au contraire. Si les différentes informations recueillies ne permettent que de retracer les financements de 78 individus sur l’ensemble des cas étudiés, la plupart des ressources identifiées ayant servi à financer des actions terroristes relèvent de canaux légaux (salaires, épargne, prestations sociales). Pour ce qui concerne les sources de financement illégales, ont été identifiés des trafics de drogues et de cigarettes, des vols ou de la fraude fiscale pour une minorité de cas.

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Aller plus loin :

« European Jihad: Future of the Past? From Criminals to Terrorists and Back? », Rapport final de l’Étude GLOBSEC, 2019.

 
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