ANALYSES

Covid-19, l’a-normalité du déconfinement latino-américain

Tribune
24 juin 2020


L’Europe a douté, mais a tourné, la page du coronavirus. Elle est aujourd’hui en route vers la normalité économique et sociale. De l’autre côté de l’Atlantique, l’Amérique latine patauge entre deux a-normalités. Celle de déconfiner en perpétuation de maladie, et celle d’un renvoi aggravé en périphérie du monde. Vers un « Nouveau monde », pour reprendre la formule souvent utilisée, qui ressemble, outre-Atlantique, en plus sombre et baroque, à l’ancien.

Le déconfinement est une nécessité sociale comme économique dit-on à Mexico comme à Santiago du Chili. En effet, l’application à la lettre des mesures préventives recommandées en Europe relevait, en Amérique latine, du réalisme magique. Protéger la santé était une exigence, tout autant ici, à Madrid, à Paris, que là, à Buenos Aires, à Quito. Mais comment confiner les populations vivant dans l’informalité, qui en Amérique latine représente une part importante des personnes au travail, de 20 à 70 % selon les pays ? Comment confiner des gens vivant au jour le jour, sans économies, sans comptes en banques, sans capacité d’amortir le choc ? La quasi-totalité des États a tenté de jeter des filets financiers, d’attribuer des aides spécifiques à cette catégorie de travailleurs : revenu familial d’urgence en Argentine, bon universel de secours en Bolivie, bon familial universel au Pérou, avec des retombées mitigées. Des manifestations de la faim bousculent la paix publique. Le 20 juin à Guanajuato, au Mexique, on a assisté à des émeutes. Le 22 juin à Valparaiso, au Chili, des personnes dans le besoin se sont battues pour accaparer l’aide alimentaire distribuée par les services officiels. La violence est montée d’un cran au Mexique. Les trafics en tout genre – pétrole dérobé par les « huachicoleros », stupéfiants inclus – ont accru les désordres sociaux.

Pourquoi ? Parce que les informels sont difficiles à identifier. Parce que, faute de comptes en banque, d’ordinateurs, les bénéficiaires étaient contraints de retirer ces dotations en agences bancaires, alimentant ainsi des foyers de contagion. Comme on l’a constaté au Pérou, passer hors la loi est apparu à beaucoup comme la seule voie de survie. Parfois, comme au Chiapas et à Oaxaca, au Mexique, les soignants ont été attaqués, chassés et parfois tués, considérés par les populations comme empêcheurs de travailler en rond, et propagateurs du virus. Contraints par l’impossibilité d’apporter une réponse satisfaisante à l’équation confinement/vie au quotidien, les gouvernements ont fini, les uns après les autres, par lever les barrières imposées. Au Brésil, les États ayant décrété le confinement – Ceara, Para, Sao Paulo, Rio – ont progressivement levé des interdits, qui étaient de toute façon peu ou mal respectés. Le Mexique a décrété l’application de la “nouvelle normalité” le 1er juin.  Avec le résultat que l’on sait. De confinement partiel, en déconfinement progressif, le coronavirus fait tâche d’huile. La première semaine de juin, 59 % des nouveaux cas comptabilisés au Brésil et 48 % des décès l’étaient dans l’intérieur, sanitairement mal équipé. Rien d’étonnant à ce que dans chaque pays le nombre de morts soit en augmentation continue : 51 271 au Brésil, 22 584 au Mexique, 8 223 au Pérou, 4 502 au Chili, 4 246 en Équateur, le 22 juin.

Cette progression est, il est vrai, accentuée par les gouvernements, qui, comme au Brésil, ont renoncé dés le départ à prendre quelque mesure sanitaire que ce soit. Pays fédéral, le Brésil a été balloté par les messages et décisions contradictoires pris par les diverses autorités qui le composent, pouvoirs centraux, autorités des différents États, municipalités. La sanction a été brutale. Jour après jour, le nombre de victimes, infectées comme décédées, ne cesse de croître. En déconfinement désordonné, l’Amérique latine est aujourd’hui la région du monde la plus touchée par la pandémie, selon l’OMS. La dérive est d’autant plus préoccupante pour l’Amérique latine que l’Europe récupère, peu ou prou, sa normalité sociale et économique, et donc, a de moins en moins d’empathie avec les régions du monde qui comme elle souffrait, en même temps, du Covid-19.

Le drame de cet échec sanitaire a renvoyé l’Amérique latine à ses déficits structurels. Inégalités sociales abyssales, absence de consensus citoyens solidaires, États aux périmètres insuffisants, infrastructures collectives limitées, empêchaient toute réponse efficace au défi du Covid-19. Dans un tel contexte, le cynisme de Jair Bolsonaro, président du Brésil, a le mérite de la franchise. Il n’y a rien à faire, a-t-il dit, sinon se comporter comme si le coronavirus n’était pas là. Sauf qu’il est bien là. Au Brésil, comme d’ailleurs dans les pays qui, comme l’Argentine et le Pérou, essaient d’affronter la pandémie avec les moyens du bord – moyens qui ne sont ni ceux de la France, ni ceux de la Suisse. La maladie a renvoyé l’Amérique latine à ses fondamentaux, économiques et sociaux qui sont ceux d’une région du monde économiquement et socialement fragile, et qui, diplomatiquement est périphérique et peu écoutée et prise en considération.

Ces réalités rattrapent et aggravent l’effet du déconfinement contraint. Le monde, en Asie, en Europe, reprend un souffle normal. Il fait sentir ses effets en Amérique latine qui retrouve son a-normalité relationnelle, avec les autres, les puissances du monde. La CEPAL, l’OCDE, les Banques nationales ont fait état de décrochages brutaux. Les PIB, si l’on en croit les chiffres annoncés, devraient chuter d’environ plus ou moins 8 % en 2020. Les cours des produits primaires exportés, cuivre, pétrole, ont dévissé, suivant la chute de la demande. Le tourisme s’est effondré. Les envois de fonds des migrants à leurs proches restés au pays devraient en 2020, selon la Banque mondiale, baisser de 19 %. Les investisseurs étrangers revoient leurs copies. Boeing a renoncé à racheter son concurrent brésilien Embraer. L’agro-exportateur argentin Vicentin est en faillite. La plupart des compagnies aériennes, la colombienne Avianca par exemple, sont également en faillite. Les agences de notation se sont inquiétées fin avril des risques de défaut de paiement pour les créanciers privés « internationaux ». Les créanciers privés de l’Argentine exigent leur dû. En campagne électorale difficile, le chef des États-Unis, Donald Trump, accroît les pressions économiques sur les pays de son sud, mesures supposées lui apporter des votes : sur le Brésil, Cuba, Mexique, le Venezuela. Les liaisons aériennes États-Unis/Brésil ont été suspendues, tout comme les entrées de migrants. Les sanctions économiques et financières à l’égard de Cuba et du Venezuela ont été élargies.

Note positive dans cette sombre partition, la petite reprise chinoise devrait réactiver la demande en produits agricoles, énergétiques et minéraux exportés vers Pékin par l’Amérique latine. Le cours du cuivre a, par exemple, regagné 1 % début juin. Mais la chilienne, Codelco, premier exportateur mondial, est au même moment contraint de réduire sa voilure, en raison de la présence du coronavirus dans l’entreprise. Elle n’est pas la seule. Vale a suspendu les activités au Brésil de la mine de fer d’Itabira. Volkswagen Puebla, au Mexique, a dû réviser elle aussi son fonctionnement après avoir identifié 100 ouvriers infectés par le Covid-19.

Les responsables de l’OCDE, du FMI, ont lancé un appel aux créanciers de l’Amérique latine. Mais ces déclarations de sympathie, auront-elles une incidence concrète ? Ce que Rebecca Grynspan, secrétaire générale de l’organisation ibéro-américaine, a exprimé de la façon suivante : « S’il est vrai que tous les pays du monde peuvent être contaminés par la maladie, tous ne sont pas égaux pour soigner l’immense impact de la pandémie sur les systèmes sociaux comme économiques (…) Si le multilatéralisme est un instrument de paix (…) il est face au moment le plus critique depuis sa création. (..) Que va-t-il faire des pays à revenu moyen ?[1] ».

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[1]¿Dónde quedan los países de renta media?, El Pais, 10 juin 2020.
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