ANALYSES

Brésil versus coronavirus : la débâcle d’un émergent

Tribune
3 avril 2020


Le coronavirus met à nu les fractures brésiliennes. La maladie est là et frappe tout un chacun, pauvre ou riche. Fin mars, on enterrait 30 personnes par jour à São Paulo, métropole économique et financière du pays. Un vent de panique, des contestations surprenantes, bousculent l’établissement social et gouvernemental. Les incongruités et les limites, pourtant bien connues, du chef de l’État, Jair Bolsonaro ont ouvert la page, jusque-là retardée, de la succession, de la relève ou de la mise en collégialité de l’exécutif. Le Covid-19, qui paraissait bien loin jusqu’à la fin février, s’étend en tache d’huile. Le 26 février 2020, le premier suspect d’infection était hospitalisé à São Paulo. Et le premier décès était notifié, toujours à São Paulo, le 17 mars. Les chiffres se sont rapidement emballés. 4 579 contaminés le 29 mars, 4 683 le 29 mars, 5 713 le 1er avril. Le Brésil est passé de 1 cas à 1 000 en 27 jours, du 26 février au 27 mars. Et de 1 000 à 2 000 en six jours du 21 au 27 mars. Le rythme des décès enregistrés du jour J-1 (date du premier mort) au J-13 dépasse celui de l’Italie, avec 107 disparitions en Italie et 136 au Brésil.

La réponse au sommet de l’État n’a pourtant pas été la même en Italie et au Brésil. D’entrée de jeu, sur ce sujet comme sur bien d’autres, le président Bolsonaro s’est campé comme son modèle, Donald Trump, dans le négationnisme. Le 10 mars, en Floride, il a qualifié l’épidémie de « fantaisie ». Ultérieurement, les 24 et 25 mars, il a parlé de « gripette » et de « refroidissement ». Passant aux travaux pratiques, il a pris, les 15 et 29 mars, des bains de foule, serrant des mains, donnant des accolades, sous l’œil des caméras de télévisions nationales. L’essentiel, a-t-il dit, est de préserver l’économie, et l’emploi. Non, a-t-il ajouté, au confinement, politique de « terre brûlée ». La quarantaine « est un crime ». Pressé par la montée en puissance de la crise, il a fermé les frontières aériennes asiatiques et européennes, laissant ouvertes les liaisons avec les États-Unis, pourtant touchés par la pandémie. Et par l’intermédiaire du sénateur Eduardo Bolsonaro, son fils, il a saisi l’opportunité du Covid-19 pour mettre en cause la Chine et son virus. Puis, il a admis que des entreprises devaient fermer, et a donc proposé de leur laisser le droit de ne plus verser de salaires pendant deux mois à leurs employés, avant de revenir sur sa décision et de proposer le versement, par l’État, d’une aide mensuelle au rabais de 200 reais (50 euros), portés à 600 par un Parlement passé outre à l’oukase présidentiel.

Le bloc politique et social, ayant porté Jair Bolsonaro au pouvoir, est en effet fracturé par la menace du coronavirus. La droite modérée, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), a pris des distances. L’ex-président Fernando Henrique Cardoso a ouvertement appelé à une relève au sommet de l’État. Son coreligionnaire, Joao Doria, gouverneur de São Paulo, a décidé de confiner son État, comme son collègue de Porto Alegre (Rio Grande du Sud), Eduardo Leite, entraînant la droite dure, en particulier le cow-boy sécuritaire Wilson Wetzel, gouverneur de l’État de Rio de Janeiro. Le 25 mars, 24 des 27 gouverneurs du Brésil, dans une lettre ouverte, ont rompu avec le Président et décidé d’appliquer les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le camp rapproché de Jair Bolsonaro a alors commencé à donner des signes d’éloignement présidentiel. Ronaldo Caiana, gouverneur de l’État de Goiás, ami politique de la première heure, a pris ses distances. L’ex-président Michel Temer, complice du coup d’État parlementaire ayant destitué la présidente élue Dilma Rousseff, et ainsi dégagé la voie pour Jair Bolsonaro, lui a écrit pour lui demander de prendre la mesure du défi sanitaire. Le ministre de la Santé, Luiz Mandetta, a clairement désobéi au président et prôné l’application stricte des instructions de l’OMS.

Plus préoccupant pour Jair Bolsonaro, Sergio Moro, le petit juge qui, après avoir incarcéré Lula, a été remercié par un portefeuille ministériel, a, le 30 mars, signalé qu’il autorisait les forces de sécurité publique à seconder les efforts du ministère de la Santé. Et sur son compte Twitter, il a repris les commentaires d’un magistrat du tribunal supérieur fédéral, conseillant de s’en remettre au jugement des scientifiques. Peu à peu, ce sont aussi les « élites » sociales, au sens large – beaucoup de ceux qui avaient facilité l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro – qui ont pris leurs distances. Le 27 mars, la justice a annulé le décret présidentiel ayant autorisé églises et temples à rester ouverts comme services essentiels. Le 28 mars, la justice fédérale a interdit la diffusion de la campagne gouvernementale « Le Brésil ne peut pas s’arrêter », déqualifiant les quarantaines décidées par la majorité des gouverneurs. Le 29 mars, la justice fédérale a infligé une amende de 100 000 reais au gouvernement fédéral, à la suite de la promenade de rue effectuée par Jair Bolsonaro.

Plusieurs responsables des armées ont eux aussi signalé malaise et prise de distance. Le général Hamilton Mourao, vice-président, a démenti les propos tenus contre la Chine par le fils du président Eduardo Bolsonaro. Contraignant le président a lui emboîter le pas et à téléphoner à son homologue chinois, Xi Jinping. Le général Edson Leal Pujol a, le 24 mars, indiqué publiquement que « le défi principal des armées était la lutte contre la pandémie ». Les représentants des trois branches des forces armées auraient, selon la rédaction du quotidien espagnol El País au Brésil, tenu deux réunions, visant à préparer une éventuelle démission ou mise à l’écart de Jair Bolsonaro. Ils auraient assuré de leur loyauté le général Hamilton Mourao, vice-président, éventuellement appelé à assurer l’intérim. Le corps médical, qui avait soutenu Jair Bolsonaro afin de mettre un terme au recours initié avec Dilma Rousseff à des praticiens cubains, dans sa quasi-unanimité, alerte sur les dangers d’infection et recommande un suivi strict des recommandations de l’OMS. Pêle-mêle se sont prononcées l’Association des médecins de São Paulo, la Société brésilienne des infectiologues, l’Association des médecins du Brésil, l’Association brésilienne d’hématologie, etc. La grande presse, porte-parole des milieux d’affaires accompagne cette levée massive de boucliers. L’hebdomadaire Veja, acteur du combat contre le Parti des travailleurs (PT) et Lula, titrait l’un de ses derniers éditoriaux : « Le véritable capitaine, c’est Mandetta », Jair Bolsonaro est capitaine.

Pourtant rien n’est joué. Le paradoxe de l’aveuglement présidentiel contre le danger épidémiologique est d’avoir ressoudé le centre et la gauche. La chute de Dilma Rousseff et de Lula avait été saisie comme une aubaine par une partie de la gauche, au Parti socialiste brésilien (PSB), à Rede, et par Ciro Gomes, candidat présidentiel du Parti démocratique travailliste (PDT). Réconciliés, ils ont rendu public, le 30 mars, un manifeste commun signé par le Parti communiste du Brésil (PCdoB), le Parti communiste brésilien (PCB), le PDT, le Parti socialisme et liberté (PSOL), le PT et le Rede. Puis, les mêmes ont annoncé avoir transmis au Tribunal supérieur fédéral une demande de suspension provisoire de Jair Bolsonaro comme président de la République. Si elle est acceptée, cette demande doit être validée par le Parlement. Bien que partisan des mesures demandées par l’OMS, le président du Congrès, Rodrigo Maia (droite), a déclaré qu’il n’appuierait pas cette demande, révélant ainsi, de façon crue, les ressorts politiques de la droite brésilienne depuis 2014 : écarter tout retour du PT au pouvoir, et si possible offrir la présidence à un homme d’État présentable en société internationale. Faute de disposer d’un candidat ad hoc en 2018, Bolsonaro a fait l’affaire, avec la bénédiction des milieux financiers et des agro-exportateurs, le soutien des grands médias, de l’armée, de la justice et des églises pentecôtistes. Le général Mourao, vice-président, est chargé de veiller au grain pour éviter les dérapages dommageables aux intérêts de ces groupes, ce qu’il a fait pour éviter une aventure militaire au Venezuela, la délocalisation de l’ambassade du Brésil en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem, la rupture avec la Chine, l’Argentine, etc.

Aujourd’hui, le coronavirus pose à nouveau de façon criante le problème d’une éventuelle relève afin de gérer le pays de façon plus rationnelle et moins chaotique tout en bloquant toute option de retour au PT. Mais Fernando Henrique Cardoso (PSDB) a plus de 80 ans, et Aécio Neves (PSDB), candidat malheureux des élections de 2014, qui traîne des casseroles multiples, est imprésentable…
Sur la même thématique