ANALYSES

Cameroun : aux origines de la crise séparatiste

Interview
24 février 2020
Entretien avec le Dr Christian Pout, président du think tank CEIDES, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.


Suite au massacre de vingt-trois personnes, dont quinze enfants, qui auraient été perpétrés par des militaires dans un village de l’Ouest anglophone du Cameroun, l’ONU fait pression sur Yaoundé pour qu’une enquête « indépendante, impartiale et complète » soit menée. En marge du salon de l’agriculture, le 22 février, le président Macron interpellé sur cette question a dénoncé des violations des Droits de l’Homme « intolérables » et s’est engagé à s’entretenir cette semaine avec le président du Cameroun, Paul Biya. Le point sur la situation avec le Dr Christian Pout, président du think tank CEIDES, interviewé par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.

Depuis son indépendance, le Cameroun est confronté à de vives tensions, voire ponctuellement à des affrontements meurtriers, entre les parties anglophones et francophones au point que certains séparatistes revendiquent, aujourd’hui, un territoire qui s’appellerait l’Ambazonie. D’où vient ce nom ? Cette revendication traduit-elle de la part des Camerounais anglophones une volonté de sécession ou d’autonomisation dans le cadre d’un Cameroun fédéral ?

Le Cameroun, Afrique en miniature en raison de la diversité qui caractérise sa géographie humaine et naturelle, a longtemps été présenté comme un havre de paix dans une Afrique dont certains États et régions subissent depuis plusieurs décennies les tourments de l’histoire. Pour resituer une partie du contexte historique de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun, il importe de rappeler également ce qui suit : en 1961, le Cameroun occidental (qui a subi la colonisation britannique) était constitué du Northern Cameroon et du Southern Cameroon. À la faveur d’un plébiscite organisé par l’ONU, les populations du Southern Cameroon ont choisi de se rattacher au Cameroun oriental (colonisé par la France), tandis que celles du Northern Cameroun ont opté pour un rattachement au Nigéria. Ce plébiscite effectué le 11 février 1961 était davantage la mise en application de la Résolution 1352[1], adoptée le 16 octobre 1959. Cette résolution recommandait de poser deux questions à la population du Cameroun occidental : « désirez-vous accéder à l’indépendance en vous unissant à la Fédération nigériane indépendante ? », et : « désirez-vous accéder à l’indépendance en vous unissant à la République camerounaise indépendante ? ». C’est donc à l’issue de ce plébiscite que l’ancien Southern Cameroon (Nord-Ouest et Sud-Ouest) est devenu un État fédéré du Cameroun.

Après l’accès du Cameroun au statut d’État fédéral le 1er octobre 1961, la réforme constitutionnelle de 1972 modifia complètement la donne, en faisant du Cameroun une république unitaire. Cette modification constitutionnelle, bien qu’issue d’un référendum, priva tout de même la région anglophone de l’autonomie et de la reconnaissance qu’elle avait pourtant obtenue en 1954[2]. Le Southern Cameroon devint alors une région de la République du Cameroun. En 1984, cette région fut divisée en deux provinces connues aujourd’hui sous les noms de régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest : le NOSO. Ce processus qui, initialement, visait à améliorer le maillage administratif est, à ce jour, l’une des causes de la transformation de la crise anglophone : d’un désir de reconnaissance à l’époque à un désir de sécession pour les uns et d’autonomie pour les autres[3].

Pour ce qui est de l’origine du nom Ambazonie, il est difficile de l’établir avec rigueur. Il procéderait d’un choix délibéré des leaders sécessionnistes qui voulaient éliminer toute référence au Cameroun dans l’appellation de l’entité étatique nouvelle à laquelle ils aspirent. Ils auraient ainsi forgé ce mot à partir de « Ambas » qui était le nom donné à la région de l’embouchure, en forme de baie, du fleuve Wouri. En effet, les Anglais désignaient cet espace « Ambas Bay ».

La population des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun est composée de partisans de l’unité, de partisans du fédéralisme et de partisans de la sécession. Il se trouve que la gravité des derniers événements a beaucoup donné à entendre la voix des sécessionnistes depuis plus de deux ans. Cependant, le Grand dialogue national, convoqué à l’initiative des très hautes autorités camerounaises, du 30 septembre au 4 octobre 2019 à Yaoundé, et placé sous la direction du Premier ministre, est resté, dans ses conclusions et recommandations, fidèle à l’option de l’accélération de la décentralisation. Il a également préconisé l’adoption d’un statut spécial pour les deux régions afin de consacrer notamment les spécificités culturelles et linguistiques héritées de l’histoire. Une session extraordinaire du Parlement organisée fin 2019 a amorcé la mise en œuvre de ces recommandations par l’adoption du texte majeur du projet de loi sur la décentralisation, promulgué par la suite par le Président Paul Biya.

Ce clivage « francophones » contre « anglophones » est-il territorialement identifiable ? Ou est-il difficile à territorialiser ? Pour quelles raisons ?

La période consécutive aux indépendances a été marquée au Cameroun par la mise en œuvre d’une véritable mystique de l’unité nationale. Celle-ci a atteint sa dimension paroxystique avec le référendum de 1972 ayant abouti à la création de la République unie du Cameroun et s’est parachevée, en 1984, lorsque le nom du pays est redevenu République du Cameroun, toute mention à la période du fédéralisme ayant disparu de l’appellation officielle. L’évolution de la carte administrative du Cameroun a également été largement influencée par cette mystique de l’Unité nationale. Si l’on peut reconnaître que l’adhésion à la volonté politique d’unification a toujours été diversement appréciée tant par les Camerounais du Nord-Ouest et du Sud-Ouest que par ceux du reste du pays, il serait excessif de parler d’un clivage « francophones » contre « anglophones » et qui plus est de vouloir le situer territorialement.

Avant les violences de 2017, et même dans une très large mesure aujourd’hui encore, les Camerounais se considèrent comme un peuple uni et conscient de sa diversité. Le sentiment que cette diversité est une richesse est encore très largement partagé. Bien que cela soit peut-être anecdotique dans le climat de tensions actuelles, il importe de rappeler que les victoires sportives des équipes nationales engagées dans les compétitions internationales sont célébrées avec la même ferveur sur toute l’étendue du territoire camerounais. L’administration publique a renforcé sa pratique du bilinguisme pour pouvoir accueillir et servir tout citoyen sans générer de sentiment de marginalisation. L’armée a toujours été nationale et républicaine. Les recrutements s’y font comme dans tous les autres grands corps de l’État et dans les concours administratifs sans discrimination sur la base linguistique, l’appartenance ethnique ou régionale. Au demeurant, il faut savoir que le Nord-Ouest et le Sud-Ouest représentent toutes les deux moins de 44 000 km2, et que la population, en 2015, y était de moins de 4 000 000 d’habitants, quand la superficie totale du Cameroun est de 475 000 km2 avec une population réunissant, aujourd’hui, près de 27 millions d’habitants.

Les affrontements entre militaires et séparatistes armés dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du pays, ainsi que les exactions et crimes commis par les deux camps, selon les ONG internationales, ont fait depuis trois ans plus de 3 000 morts et contraint plus de 700 000 personnes à fuir leur domicile. Existe-t-il des voies de solution pour résorber ce qui s’annonce comme une tragédie ?

Plusieurs leçons ont déjà été tirées de la crise actuelle, qui était partie de revendications corporatistes des enseignants et des avocats. D’autres axes de travail pourraient être envisagés pour sortir progressivement de la crise et offrir aux Camerounaises et Camerounais de nouveaux facteurs d’équilibre. L’affirmation de l’exercice démocratique, la participation citoyenne, la transparence accrue du processus électoral, le renforcement de la décentralisation et l’appropriation citoyenne de la gouvernance aux niveaux local, régional, national dans le cadre d’une redéfinition des relations États/citoyens, forces de défense et de sécurité/nation, le renforcement du dialogue, de la prévention de l’extrémisme violent et de la radicalisation méritent de rentrer ici en ligne de compte pour cicatriser les blessures et créer les conditions du vivre ensemble.

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[1] Voir la Résolution A/RES/1352 (XIV), du 16 octobre 1959, sur l’Avenir du Territoire sous tutelle du Cameroun sous administration du Royaume-Uni : organisation du plébiscite dans la partie méridionale du Territoire.

[2] Suite à la Conférence de Lagos en janvier et février 1964, le Southern Cameroon obtint un statut quasi fédéral au sein de la fédération du Nigéria. Les territoires gagnèrent une législature et un exécutif propres. Voir AZANG ADIG Mathis, ‘The Question of British Southern Cameroons’ Autonomy in the Evolution of Nigeria Federation, 1954–1961’, Institute of Advanced Research, May 2017, p. 220.

[3] Pout Christian (dir), Rapport confidentiel du think tank CEIDES, « La crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du Cameroun : quelle feuille de route pour en sortir ? », 2019
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