ANALYSES

Irak : vers une nouvelle fracture ?

Interview
8 octobre 2019
Le point de vue de Didier Billion


Le chômage chez les jeunes et la corruption gouvernementale sont les principales raisons des grandes manifestations qui enflamment l’Irak depuis plusieurs jours. L’État irakien s’est montré très répressif en causant à ce jour plus d’une centaine de morts et des milliers de blessés. De quoi ce mouvement est-il le symbole ? Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Y a-t-il un mouvement politique construit ou en construction derrière les manifestations en cours en Irak ayant pour revendication la lutte contre le chômage et la corruption ?

Pour l’instant, c’est la spontanéité des mouvements de contestation qui prime. On est aussi marqué par la jeunesse des manifestants et par la rage sociale qui émane de leurs rangs, aspect le plus visible de leur désespoir.

En réalité, le mouvement tel qu’il s’exprime actuellement s’avère infiniment méfiant à l’égard de toute tentative de récupération, et semble rejeter le système en bloc tenant tous les partis comme responsables de la situation. Les réponses du régime sont terribles : plus d’une centaine de morts et trois à quatre mille blessés. L’ampleur et la brutalité de la répression expriment la très vive inquiétude des autorités gouvernementales. Évidemment, il y a des forces politiques qui tentent de surfer sur le mouvement, notamment le parti de Moqtada Al-Sadr, chef de la première force parlementaire à Bagdad, mais qui ne fait pas partie de la coalition gouvernementale. Parviendra-t-il à prendre la direction de ce mouvement ? Rien n’est écrit à l’avance.

En Irak, comme dans les autres pays de la région qui connaissent une nouvelle étape du mouvement de révoltes initié en 2011, le dégagisme assumé qui, sourd de ces mouvements de revendication, exprime certes une détermination remarquable, mais aussi les limites de leur spontanéité : tant qu’il n’y aura pas une structuration politique, associative ou syndicale de ces mouvements, ceux-ci, aussi massifs soient-ils et exprimant aussi fortement les aspirations d’une partie de la population, ne parviendront pas à être victorieux. Il y a le triple risque de récupération, d’essoufflement ou, pire, d’une répression sanglante. Ces trois éléments pouvant d’ailleurs se combiner.

Est-ce le régime d’Adel Abdel Mahdi qui est ici remis en cause par les manifestants ou bien s’agit-il de revendications plus profondes ? Le gouvernement est-il à la hauteur des enjeux ?

Les revendications viennent de loin. Il faut en effet se souvenir que l’Irak est un pays martyr. Depuis l’intervention unilatérale des États-Unis en 2003, ce pays s’est littéralement enfoncé dans la violence et n’a quasiment pas connu de répit. Il y a eu des vagues d’attentats terroristes d’une ampleur considérable pendant les années qui ont suivi la chute de Saddam Hussein, l’émergence de Daech avec la mise en coupe réglée d’une partie du territoire irakien à partir de 2014, puis la guerre menée par la coalition anti-Daech sous égide étatsunienne. Cette longue suite de violences exacerbées a mis ce pays en situation de quasi-faillite, malgré ses grandes richesses en hydrocarbures.

Aujourd’hui, ces revendications viennent à un moment où une partie de la population n’accepte plus de vivre dans de telles conditions. Cela dépasse le simple enjeu du chômage et de la corruption, mais concerne aussi les services publics minimaux, qui ne sont pas encore fonctionnels. Nous sommes dans une situation où le manque d’État est cruellement ressenti au quotidien. Le gouvernement, qui n’est au pouvoir que depuis moins d’un an, n’est pas capable de répondre positivement aux pressantes attentes d’une très grande partie de la population. Bien que l’on ne puisse pas considérer que le gouvernement en place soit le seul responsable de la dégradation de la situation, il n’en demeure pas moins qu’il est la cible logique des manifestants puisqu’il est censé exercer le pouvoir.

Où en est la situation sécuritaire de l’Irak ? Toutes les régions sont-elles revenues sous le contrôle de l’État, avec quelles forces en puissance ?

Il serait trop simple de considérer que la stabilité est revenue dans le pays. Bien sûr, Daech a connu des défaites réelles et n’a plus aujourd’hui de places fortes urbaines comme ce fut le cas il y a quelques années. Pour autant, les attentats commis par l’organisation terroriste se poursuivent, et il existe encore des zones rurales sous sa coupe, dans le désert du centre et du nord de l’Irak notamment. Ce serait se bercer d’illusions de considérer que les forces sécuritaires irakiennes maîtrisent la situation sur la totalité du territoire.

La situation est d’autant plus compliquée à gérer pour le gouvernement actuel, quoi qu’on puisse penser de celui-ci, qu’il est pris en étau entre l’Iran et ses milices alliées, réellement influentes sur le sol irakien, et les États-Unis, qui continuent eux aussi à posséder un poids important. Le gouvernement irakien est sans cesse obligé de tenir compte de ces deux pressions extérieures contradictoires et de maintenir une politique d’équilibre fort instable. Exercice particulièrement complexe à l’heure où l’administration Trump met la « pression maximale » sur la République islamique d’Iran.

C’est dans ce contexte que le gouvernement de Adel Abdel Mahdi est obligé de se mouvoir, ce qui rend infiniment compliquée la relance de la machine économique et aléatoire l’efficacité opérationnelle des forces de sécurité qui empêche de ce fait la maîtrise de la totalité du territoire. Moqtada Al-Sadr, chef d’une véritable force politique organisée, tente de profiter de ces contradictions en accentuant son discours souverainiste. C’est peut-être sur cet axe qu’il pourra capitaliser une partie du mouvement de contestation qui se développe actuellement sous nos yeux.
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