ANALYSES

« Le drone s’impose comme la version pas chère du missile »

Presse
17 septembre 2019
On attribue à des drones ou des missiles l’attaque qui a frappé le 14 septembre les installations pétrolières d’Aramco en Arabie Saoudite. Avez-vous été surpris par l’ampleur des dégâts?

Il y a deux choses qui sont très surprenantes dans cette attaque. D’abord la distance qui a été parcourue. Si cela a été tiré par des rebelles Houthis, il y a au moins 1000 km jusqu’aux installations d’Aramco. Ce qui est une longue distance et pose des problèmes de discrétion en matière de pénétration. Ce qui est encore plus étonnant, c’est l’extrême précision des frappes.

Ces éléments permettent-ils d’affirmer qu’il s’agit d’une attaque par drones ?

Cette précision, vous pouvez l’obtenir avec des drones mais aussi des missiles, des avions, et même avec de l’artillerie à longue portée… Malgré les différentes déclarations, pour le moment nous n’avons aucune précision concernant le système d’arme employé. Je suis dubitatif sur l’hypothèse d’emploi des missiles avec une portée de l’ordre de 1000 km. On ne connait pas de tels missiles dans l’arsenal des Houthis et l’Iran n’a pas grand-chose dans ce domaine non plus. Il y a d’autres choses surprenantes. Les photos satellite diffusées montrent 17 points d’impact. Ces impacts sont extrêmement précis, au milieu de beaucoup d’autres et il ne semble pas qu’il y ait d’impact ailleurs que dans les endroits ciblés. On est donc face à une attaque très sophistiquée.

Justement, est-ce que les drones militaires sont capables d’attaques chirurgicales ?

Les militaires appellent cela le ciblage moderne : au lieu de casser l’usine, on attaque son transformateur électrique afin de la rendre inopérante, cela suffit très largement. Cela nécessite des moyens relativement minimes et occasionne peu de dégâts collatéraux. Les drones sont capables d’un tel résultat tout comme les missiles de croisière, les armes utilisées depuis des avions, les armes tirées par un guidage au sol… Il y a toutes sortes de possibilités.

Quel type d’armement a pu causer de tels dégâts ?

A mon sens, c’est de la bombe classique qui a été utilisée. J’imagine mal que les attaquants aient eu recours à de la bombe guidée laser parce que cela nécessiterait un guidage d’une grande sophistication. Au vu des dégâts réalisés et dans l’hypothèse de drones, cela pourrait être des drones capables d’emmener des bombes de l’ordre de 250 kg avec un petit accélérateur pour pénétrer des équipements durcis. Il s’agirait donc de machines qui pèsent plusieurs tonnes, de la taille d’un avion d’aéroclub. Dans cette opération, il a fallu manifestement mobiliser une vingtaine de drones pour frapper autant de cibles simultanément.

Dans quelle mesure une attaque par un essaim de drones est-elle plus complexe ?

A mon sens, seuls quelques pays dont la France sauraient faire une telle attaque simultanée sur une poignée de cibles. Plus vous envoyez de drones, plus ils risquent de se faire détecter par les radars, par la surveillance sol-air, par des témoins au sol… Il parait improbable que les tous les drones impliqués aient touché leur cible. Toutefois, aucune photo n’a révélé de cadavre de drones. Ce qui pourrait aussi laisser penser que ce n’est pas forcément des drones qui sont à l’origine de l’attaque. Il est d’ailleurs étonnant que l’Arabie Saoudite n’ait pas publié de détails techniques sur les moyens utilisés pour l’attaque.

Comment ces drones ou ces missiles ont pu être guidés jusqu’à leurs cibles ?

Il faut beaucoup d’armes et des capacités de renseignements pour pouvoir toucher une cible à 2 ou 3 mètres près. Cela peut nécessiter soit des visuels satellites complets de la cible, soit des repérages sur le terrain… C’est une opération extrêmement complexe. Si les photos publiées sont exactes, c’est la preuve que les combattants savaient très bien ce qu’ils faisaient et avaient les moyens de le faire. En ce qui concerne le guidage, les technologies sont multiples. La plus classique est le GPS américain ou le Glonass, son équivalent russe. Le problème, c’est que le signal peut être brouillé. Soit par le propriétaire de l’infrastructure spatiale soit par l’entité qui veut se défendre. Ensuite, certains missiles américains sont équipés du dispositif du guidage TERCOM (TERrain COntour Matching, ndlr) comme le Tomahawk. Cela implique d’avoir des bibliothèques cartographiques sophistiquées. Dans un carré de 10m sur 10m, il faut l’altitude à quelques cm près dans le monde entier.

Plus classiquement, il y a les systèmes de caméra à l’avant d’un missile ou d’un drone suicide. Un opérateur regarde les images transmises et pilote l’engin. Cela nécessite évidemment des moyens de télécommunications sophistiqués. Des systèmes de guidage par reconnaissance d’images sont également exploités par les militaires. Quand le drone est à quelques centaines de mètres de sa cible, il va la reconnaître dans son environnement et verrouiller sa trajectoire. Enfin, sur le terrain, des soldats au sol pré-positionnés peuvent désigner et éclairer la cible avec un pointeur laser afin de guider le missile ou le drone.

Quels sont les pays capables de réussir une telle opération militaire?

L‘extrême sophistication de l’attaque ne me parait pas correspondre aux capacités des Houthis. Ensuite, tout dépend de la qualité de la défense aérienne en face. Face à un adversaire absolument inefficace sur le plan de la défense aérienne, plusieurs pays sauraient mener à bien une telle attaque. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre cette passivité de la défense anti-aérienne saoudienne.

L’Arabie saoudite est le troisième budget militaire au niveau mondial avec un fort soutien américain… Son armée est bien équipée. Elle dispose d’une panoplie de défense aérienne basée sur des systèmes occidentaux, avec notamment cinq Awacs (avion américain équipé d’un radar à longue portée, ndlr), des missiles sol air basse altitude françaises… Il est assez surprenant qu’avec des moyens militaires comme ceux-là, elle n’ait rien vu venir. Cela rappelle la farce au sujet des Suisses, avec une défense aérienne qui ne fonctionnait uniquement aux heures de bureau. On a la même impression avec les Saoudiens.

Et face à une défense aérienne préparée, une telle attaque aurait-elle été possible ?

Face à une nation qui sait se défendre, c’est un autre défi. Pour moi, un seul pays est capable de frapper une cible normalement défendue en de multiples points différents et bien choisis, de manière simultanée avec zéro dommages collatéraux: les Etats-Unis.

Pourtant, de nombreux pays peuvent s’offrir des drones militaires ?

C’est un savoir-faire largement accessible en fabrication comme en achat. Fabriquer un drone capable de transporter des bombes de 250 kg ou des drones suicides, ce n’est pas compliqué. C’est à la portée de tout pays capable de fabriquer un avion aéroclub, cela fait donc beaucoup. Qui plus est, la différence entre un drone civil et un drone militaire est devenue extrêmement tenue. Pour moins de 1000 dollars dans le commerce, vous avez un drone civil capable de gérer son altitude et sa vitesse et de transporter une charge. Il peut passer par plusieurs points et revenir à bon port. Prenez le cas des drones livreurs d’Amazon par exemple. Remplacez les pizzas par 4 kg d’explosifs, cela devient un drone militaire.
Evidemment, il y a des drones militaires, il y en a toutefois de toutes sortes. Le plus petit drone tient dans la main, le plus grand fait la taille d’un avion de ligne. Pour les drones les plus sophistiqués comme les drones furtifs à faible observabilité radar, les Etats-Unis ont encore un temps d’avance.

Quelles leçons peut-on tirer de cet événement ?

La principale leçon, c’est que pour pas cher et de manière relativement simple, on peut causer des dégâts significatifs. Le drone s’impose comme la version pas chère du missile. Il faut muscler et faire fonctionner la lutte anti-drone avec une défense aérienne de qualité.
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