ANALYSES

États-Unis : le « mur », pierre angulaire de la campagne présidentielle de 2020 ?

Interview
22 février 2019
Le point de vue de Marie-Cécile Naves


Le président Donald Trump a décrété, vendredi 15 février, l’urgence nationale pour débloquer des financements supplémentaires afin de construire son mur à la frontière avec le Mexique, ouvrant une féroce bataille judiciaire avec ses opposants. Quelles sont les motivations de Donald Trump derrière la construction du mur ? Comment le parti démocrate s’oppose-t-il non seulement au mur, mais également à la mise en place de l’état d’urgence nationale ? Avons-nous, avec ce mur, l’un des principaux éléments préludant la campagne présidentielle américaine de 2020 ? Le point de vue de Marie-Cécile Naves, chercheuse associée à l’IRIS.

Donald Trump a pris la décision de décréter l’état d’urgence pour pouvoir construire un mur à la frontière mexicaine rapidement. Comment le président américain peut-il justifier une telle décision ? Sa stratégie peut-elle s’avérer payante pour arriver à ses fins ?

Trump, déjà très affaibli par la défaite de son camp aux élections de mi-mandat du 6 novembre 2018, a dû céder aux démocrates, désormais majoritaires à la Chambre, afin que le pays sorte du shutdown le plus long de son histoire. Le blocage d’une partie des administrations fédérales résultait d’un désaccord sur le budget entre républicains et démocrates, le point de crispation étant précisément les milliards à dégager pour construire le mur. Les sondages s’enchaînaient qui attribuaient, dans l’opinion, la responsabilité de ce blocage à Trump plus qu’aux démocrates.

De plus, les élus républicains du Congrès, et notamment au Sénat où ils sont majoritaires, avaient tenté de le dissuader de se lancer dans cette épreuve de force sur le shutdown, alors même qu’ils étaient parvenus à un compromis en décembre, y compris avec Trump lui-même ! Et sans doute que le camp républicain se serait fracturé si le blocage s’était prolongé. C’est un risque que Trump ne peut pas prendre à ce stade ; pas avant d’être officiellement le candidat investi pour le parti en 2020.

C’est donc un président fragilisé politiquement qui prend cette décision de l’état d’urgence, d’une part parce que sa stratégie, à court terme, mais aussi pour la prochaine présidentielle, est de se concentrer sur sa base électorale la plus dure, d’autre part parce que c’est un homme qui raisonne en termes de « gagnants-perdants ». Il n’accepte pas d’apparaître comme celui qui a cédé à l’adversaire ; il n’accepte pas, pour le dire autrement, de « perdre la face » (surtout face à une femme, Nancy Pelosi, la speaker de la Chambre) et de devoir se soumettre aux institutions. Disons-le : l’idée qu’il ne puisse pas mettre le fonctionnement démocratique complètement au service de ses intérêts politiques lui est insupportable.

Sur le fond, cette obsession du mur montre que Trump mise encore sur la peur de l’étranger, de l’immigré (qui menacerait les emplois, les salaires, la sécurité des « vrais » Américains), de la fermeture de la nation ; autrement dit les crispations identitaires, la « whiteness » (l’Amérique blanche). L’idée d’un « smart wall » (« mur intelligent »), selon les termes de Trump, qui est déjà, prétendument, en train d’être construit, dit-il sur Twitter, photos de pelleteuses à l’appui, est devenue une véritable obsession parce que c’est sa promesse de campagne de 2016 la plus emblématique et il ne parvient pas à la tenir. Le mur, c’est la concrétisation la plus visible de son projet d’Amérique (re)fermée sur elle-même sur les plans économique, ethnique, religieux ; il invente un nouveau mythe. L’historien Greg Grandin qualifiait du reste il y a quelques jours dans le New York Times cette « nouvelle » nouvelle frontière de « pierre tombale » de l’Amérique du XXIe siècle, i.e. la fin des idéaux de liberté et d’espoir.

Pour l’heure, et il l’a réaffirmé lors de son discours sur l’état de l’union au début du mois, Trump recherche plutôt les soutiens de la droite dure, notamment chez les ultra-religieux (nouvelles annonces pour limiter l’avortement, par exemple) et les anti-immigration. Cette droite l’a qualifié de « pleutre » après qu’il a accepté de signer la fin du shutdown en cédant sur le mur. Son problème est aussi qu’il a perdu en crédibilité, dans son propre camp, sur des sujets où il était cependant facile d’apparaître comme un homme d’État fort, par exemple l’économie, alors qu’un ralentissement de la croissance est prévu pour 2020, voire dès 2019…

Néanmoins, il faut toujours rester très prudent sur la suite des événements quand il s’agit de Trump. D’une part, sa force est d’entretenir les divisions, le chaos. D’autre part, rien ne dit qu’il ne modifiera pas en partie sa stratégie électorale l’an prochain ; peut-être notamment qu’il devra se résoudre à des compromis avec les démocrates sur quelques sujets de l’agenda comme un grand plan national d’infrastructures, une fiscalité plus juste pour les classes moyennes, ou la réforme des aides sociales, parce que le thème de l’identité ne suffira pas à séduire ses électeurs potentiels (après tout, plusieurs swing states ont rebasculé en faveur des démocrates le 6 novembre dernier). Trump est un président « toujours déjà » en campagne, il ne faut pas croire qu’il n’anticipe pas la suite, qu’il n’évalue pas les forces en présence.

Seize États américains ont déposé plainte contre cette décision, tandis que les élus démocrates de la Chambre des représentants déposeront ce vendredi un texte visant à annuler l’état d’urgence nationale décrété par Donald Trump. Ces mesures de riposte peuvent-elles être efficaces ? Au-delà du mur, est-ce la bataille des élections présidentielles qui s’engagent ?

Ces États, presque tous aux mains des démocrates, ont déposé plainte devant un tribunal fédéral de San Francisco. Ils estiment que le président outrepasse ses pouvoirs et viole la Constitution. Ce qui serait un comble pour un homme qui a nommé à la Cour suprême deux partisans d’une lecture « à la lettre » de la Constitution des pères fondateurs. La séparation des pouvoirs est un point essentiel des institutions américaines, et on ne transige pas avec le principe de limiter l’action d’un État fédéral qui viserait à sortir de son périmètre. C’est le Congrès, le pouvoir législatif, qui décide de la manière dont l’argent du pays est dépensé. Or, Trump vise à prendre une partie des fonds fédéraux destinés au Trésor et à la Défense (entre 5 et 8 milliards de dollars) pour construire un mur dont peu de gens, y compris chez les élus républicains, croient à son intérêt autre qu’électoraliste. Et du reste le Congrès peut refuser l’état d’urgence.

Il est probable que Trump joue la montre : il fera traîner les procédures judiciaires, s’il le faut jusqu’à la Cour suprême comme il l’a dit lui-même, pour que le mur soit l’objet d’un « teasing », comme il sait si bien le faire. Si ce suspense dure jusqu’aux élections de 2020, il n’aura pas tout perdu, il pourra dire qu’il se bat « pour le peuple américain » contre « l’establishment ». Plus que la construction du mur en soi, ce qu’il cherche, c’est montrer à son électorat qu’il aura tout fait pour l’ériger, mais que le « système » l’en aura empêché. Cela peut même devenir un argument de campagne ! Comme une nouvelle série TV : « Build the wall »… Même si pour le moment l’opinion publique est très majoritairement contre cette procédure d’état d’urgence, assimilée à un abus de pouvoir. Mais Trump n’a pas besoin de la majorité pour remporter l’élection. Il l’a prouvé en 2016.

De leur côté, les républicains, qui savent ce mur inefficace contre l’immigration clandestine, craignent que si Trump parvient à faire passer l’état d’urgence sur ce sujet, un futur président (ou une future présidente) ne s’en serve à son tour pour imposer des décisions sur le contrôle des armes, ou encore la hausse des impôts ou des dépenses sociales. Ils redoutent donc le début d’une « jurisprudence », d’une banalisation de l’état d’urgence. Ce n’est pas le problème de Trump qui vise juste sa réélection.

En réalité, la bataille électorale pour 2020 est engagée depuis le 6 novembre dernier, date des Midterms. Les démocrates sont déterminés à la gagner et, d’ici là, à mener la vie dure au président, qu’il s’agisse de l’agenda ou des « affaires » (collusion dans la campagne de 2016, conflits d’intérêts, corruptions diverses, fraude fiscale, etc.).

Bernie Sanders a démarré cette semaine sa campagne pour les primaires démocrates de manière plutôt réussie avec une levée de fonds conséquente. Que signifie cette candidature pour le parti démocrate ? Comment les primaires s’annoncent-elles pour ce camp ?

La partie s’annonce rude chez les démocrates et Trump le sait, qui compte bien en tirer bénéfice. Il fustige chaque jour ou presque le « socialisme », qui serait une idéologie contraire aux intérêts de l’Amérique. Il fait des allusions sur les pays dits socialistes qui sont en faillite politique ou ont amené des hommes corrompus au pouvoir, au premier rang desquels le Venezuela de Maduro.

Il y a déjà 10 candidats aux primaires démocrates, c’est beaucoup à ce stade, mais rien ne dit qu’ils resteront tous jusqu’aux primaires, Sanders compris. Leur intérêt peut être aussi de peser dans la campagne, pour espérer un poste ensuite par exemple, et de promouvoir leurs idées. Le parti a fait quelques réformes en interne pour rendre le processus de désignation de son ou sa candidat.e plus démocratique (en limitant par exemple le poids des super-délégués). Mais son gros défi réside dans la construction d’un agenda, d’un programme qui tranche entre la tentation centriste (comme en 2016 avec Clinton) ou des mesures et un projet plus à gauche (assurance maladie universelle, gratuité des études supérieures, mesures drastiques de lutte contre la pauvreté et le racisme, etc.).

L’arrivée de nouveaux visages comme Octasio-Cortez, qui ne se présenteront pas à la présidentielle, mais qui sont déjà influents politiquement et médiatiquement, va dans ce sens. Le parti peut trouver un compromis en son sein tant la motivation de battre Trump est immense. Il peut aussi se déchirer et laisser beaucoup de forces dans ses futures primaires. Le récent projet de « green new deal », par exemple, divise les démocrates.
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