ANALYSES

L’influence des cartels de la drogue au Mexique : le nouveau gouvernement face à son plus grand défi

Tribune
13 décembre 2018
Par Vincent Levesque, diplômé d’IRIS Sup’ en Défense, sécurité et gestion de crise


La prise de fonction du nouveau président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, le 1er décembre, marque, sans aucun doute, une rupture totale de la politique menée par les gouvernements successifs à l’encontre des cartels de la drogue, depuis Felipe Calderón en 2006. Jusqu’alors habitué aux méthodes violentes et répressives utilisées par ses dirigeants pour lutter contre le fléau de la drogue, le Mexique semble se diriger vers un basculement de sa doctrine, en délaissant l’affrontement armé pour privilégier des mesures sociales et plus conciliantes à l’égard des trafiquants.

Un pays rongé par l’influence des cartels de la drogue

Depuis les années 1980 et l’apparition au sein de la société mexicaine d’une contre-culture exclusivement destinée à promouvoir le mode de vie des cartels de la drogue, la « narcoculture », l’emprise des organisations criminelles sur l’ensemble du pays n’a cessé de croître, jusqu’à menacer directement la stabilité de l’État. L’influence des cartels sur la population est telle, à l’heure actuelle, qu’il semble difficile de l’imaginer un jour être remise en question.

La propagande mise en place par le crime organisé au Mexique couvre l’ensemble des aspects de la société, la rendant facilement accessible au plus grand nombre, et démultipliant son impact auprès des populations délaissées par le gouvernement central. La narcoculture est aisément identifiable dans le monde de la culture, par le biais notamment des narcocorridos, chansons à la gloire des trafiquants de drogue, mais également à la télévision dans les telenovelas mettant en scène la vie de célèbres barons de la drogue, et connaissant un très grand succès au Mexique et en dehors. Cependant, l’influence des narcos ne se limite pas à la sphère culturelle, mais touche également le style vestimentaire d’une frange de la population qui, sous le nom de narcomoda, reprend les codes et le style des barons de la drogue afin de leur ressembler. La sphère religieuse, très importante au Mexique, n’est pas épargnée non plus par la propagande des cartels, ces derniers se l’appropriant ouvertement en nommant de nouveaux saints, non reconnus par l’Église officielle, censés soutenir les narcotrafiquants et leurs activités, tels que Jesus Malverde et la Santa Muerte.

Depuis la fin des années 2000 et l’avènement des réseaux sociaux, les cartels de la drogue disposent d’un outil de communication sans précédent leur permettant de diffuser leur propagande, d’envoyer des messages, que ce soit à leurs membres, au gouvernement, aux groupes rivaux ou à l’ensemble de la population, et même de coordonner leurs actions et de planifier leurs opérations. Les réseaux sociaux ont considérablement modifié l’organisation interne des cartels, dans la mesure où ces plateformes leur permettent désormais d’effectuer, rapidement et très facilement, tout un ensemble de tâches qui nécessitaient auparavant plusieurs réseaux complexes et distincts (communication, planification, organisation, etc.). Le recrutement de nouveaux membres s’en trouve ainsi grandement facilité, grâce à l’accès direct à la population que garantissent les réseaux sociaux. Le nombre très important d’internautes au Mexique, notamment parmi les plus jeunes, fournit un vivier de potentielles recrues en pleine expansion aux cartels de la drogue, toujours en quête de main d’œuvre. Les réseaux sociaux ont, sans nul doute, contribué dans une grande mesure à l’établissement de liens toujours plus étroits entre les groupes du crime organisé et la population mexicaine.

Andrés Manuel López Obrador, le président qui veut réformer la lutte contre le narcotrafic

L’arrivée au pouvoir d’« AMLO », comme le surnomme la presse mexicaine, risque fort de bouleverser la politique intérieure du pays en matière de lutte contre le trafic de drogue. En effet, lors de sa campagne présidentielle, López Obrador a répété à de multiples reprises qu’une fois élu, son gouvernement s’attachera à modifier en profondeur la façon dont la problématique du narcotrafic était traitée jusqu’alors. Fervent opposant à la guerre civile, dont le nombre de morts est estimé entre 100.000 et plus de 200.000 selon les sources, depuis 2006, AMLO compte bien délaisser la logique d’affrontement armé prônée par ses prédécesseurs afin de mettre en place plusieurs mesures, davantage axées sur l’aspect social, pour sortir son pays de la spirale de violence qui le ronge.

Rôdé aux problèmes sécuritaires lors de ses cinq ans en tant que chef du gouvernement de la ville de Mexico (2000-2005), AMLO a dévoilé un programme de campagne présidentielle très progressiste, notamment concernant sa conception de la lutte contre les cartels de la drogue. Plusieurs propositions phares, qui ont presque immédiatement déclenché une polémique au Mexique, témoignent de la volonté du futur président de modifier en profondeur les rapports que l’État entretient avec les narcotrafiquants.

Alors qu’il s’est engagé à faire cesser les violences en trois ans, à partir de son intronisation le 1er décembre 2018, AMLO compte faire voter au Parlement une loi d’amnistie qui pardonnerait les trafiquants n’ayant pas commis de crime grave aux yeux de la loi. Destinée à ouvrir un dialogue apaisé entre les cartels et le gouvernement, cette loi vise avant tout les populations sensibles ayant intégré les organisations criminelles, notamment les femmes et les enfants. Malgré l’objectif affiché de pacifier un pays en « état de guerre », ce projet de loi rencontre de fervents opposants, peu disposés à pardonner les individus coupables, selon eux, d’avoir plongé le Mexique dans le chaos.

Dans le même temps, le nouveau président souhaite enclencher le processus de légalisation de la marijuana sur le territoire, afin de soustraire aux cartels cette activité lucrative et, ainsi, éloigner une frange de la population de l’influence des narcotrafiquants. Néanmoins, si cette initiative semble louable, elle arrive un peu tard étant donné que la plupart des organisations criminelles du pays tirent leurs bénéfices de drogues dures (notamment la cocaïne et l’héroïne), et non plus de la marijuana comme cela pouvait être le cas auparavant, d’autant que le Mexique n’est pas un gros consommateur de drogues douces.

Cependant, la principale mission d’AMLO reste de combattre efficacement la pauvreté, endémique dans certaines zones du Mexique, qui demeure aujourd’hui l’une des principales forces des cartels de la drogue. En élevant le niveau de vie de ses concitoyens, le président réduirait l’influence que pourrait exercer sur eux les trafiquants. De plus, afin que la population regagne confiance en son gouvernement et se détourne du narcotrafic, il sera impératif que l’État reconquière les régions délaissées aujourd’hui pour rebâtir l’unité du pays. Le plus important est de renouer le dialogue social entre le gouvernement et la population mexicaine, rompu depuis plusieurs années. Si le projet de Andrés Manuel López Obrador ne se fera pas en un jour, ni même en un mandat, le changement de paradigme et de politique envers le trafic de drogue ne peut être qu’un point de départ positif pour le Mexique après 12 ans de violences qui ont mené le territoire national au bord de l’implosion.

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Vincent Levesque est diplômé d’IRIS Sup’ en Défense, sécurité et gestion de crise. Cet article est basé sur son mémoire de fin d’études, dirigé par Guillermo Giarratana, chercheur associé à l’IRIS.

 
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