ANALYSES

Accord gazier Total-Iran : des enjeux énergétiques, économiques et stratégiques

Interview
6 juillet 2017
Le point de vue de Francis Perrin
Lundi 3 juillet, le groupe français a signé un accord de projet gazier avec l’Iran. L’analyse de Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS.

Quels enjeux stratégiques cet accord présente-t-il pour Total ? Plus généralement, quelle relation énergétique la France entretient-t-elle avec l’Iran ?

Total est un groupe né au Moyen-Orient il y a environ un siècle, la région a donc toujours été très importante pour le groupe français. Le Moyen-Orient est en effet la région clef pour l’industrie pétrolière et gazière. Selon les estimations du groupe British Petroleum (BP), le Moyen-Orient représenterait aujourd’hui environ 48% des réserves de pétrole dans le monde et un peu plus de 40% des réserves de gaz naturel. En son sein, plusieurs pays arabes ont d’importantes réserves pétrolières et gazières : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, l’Irak, Oman, le Yémen, le Qatar… L’Iran a la particularité d’être un géant à la fois pétrolier et gazier : il est le 4ème pays au monde ayant les réserves pétrolières les plus importantes, après le Venezuela, l’Arabie saoudite et le Canada. Quant aux réserves de gaz, l’Iran est le n°1 mondial devant la Russie.

Total souhaite renforcer sa présence déjà importante dans la région. Dans cette stratégie, l’Iran est un élément clef. Total a été le premier groupe pétrolier international à signer un contrat de développement avec Téhéran après la révolution islamique en 1995. Le groupe a ensuite obtenu trois contrats de développement dans le pays, aucune autre compagnie pétrolière n’a autant de succès en Iran. Néanmoins, le groupe a dû, de façon forcée, quitter le pays du fait des sanctions européennes mais il a toujours pensé y revenir un jour. Après l’accord sur le programme nucléaire du 14 juillet 2015 et son entrée en vigueur avec une levée partielle des sanctions (notamment la levée des sanctions extraterritoriales américaines mi-janvier 2016), Total a signé un accord d’achat de pétrole brut iranien en 2016 et a entamé des négociations sur divers projets. Cette volonté s’est concrétisée par l’accord sur la phase 11 du champ de South Pars, un important projet gazier d’une valeur d’un peu moins de 5 milliards de dollars qui débouchera sur une production de près 400 000 barils équivalent pétrole par jour, sur une durée de 20 ans.

Dans le cadre mondial actuel, notamment avec le changement climatique, un certain nombre de compagnies pétrolières entendent renforcer leur portefeuille d’actifs gaziers aux dépens de leur portefeuille d’actifs pétroliers. Le gaz est en effet la moins sale des trois énergies fossiles – pétrole, charbon et gaz naturel -, le charbon étant la plus polluante avant le pétrole. Il est donc stratégique pour les compagnies pétrolières de se positionner comme des acteurs responsables sur le plan environnemental, tout en continuant à satisfaire la croissance des besoins énergétiques mondiaux en faisant monter en puissance le gaz, une énergie qui peut accompagner la transition énergétique. Celle-ci verra monter en puissance les énergies renouvelables mais pour l’heure, elles ne peuvent pas couvrir l’essentiel des besoins énergétiques mondiaux. On aura donc encore besoin longtemps des énergies fossiles.

L’Iran est un marché très important au Moyen-Orient avec ses 80 millions d’habitants, ainsi qu’une démographie et une économie en croissance depuis la levée partielle des sanctions européennes en 2016. De nombreux pays européens, l’Allemagne en tête, sont désireux de se (re)placer sur ce marché. Des visites à haut niveau ont eu lieu avec les ministres du commerce, de l’économie, etc., accompagnés de chefs d’entreprises. Avec cet accord de Total, la France profite du succès du groupe et espère un effet d’entrainement pour développer des relations d’affaires avec Téhéran. L’Iran présente aussi un enjeu stratégique pour la France par sa position géographique : riverain de la mer Caspienne, proche de l’Asie centrale et de l’Europe… La France va donc se placer dans le sillage de Total pour développer une relation stratégique tant sur les plans politique, économique et énergétique avec la superpuissance énergétique qu’est l’Iran.

Côté iranien, quels sont les bénéfices de cet accord et que change–t-il sur la scène régionale ?

L’Iran y voit plusieurs bénéfices. Téhéran négocie depuis début 2016 avec plusieurs compagnies pétrolières mondiales – exceptées les américaines puisqu’elles sont interdites de travailler en Iran du fait des sanctions. De nombreuses compagnies pétrolières souhaitent conclure des contrats en Iran et la concurrence est donc très intense. Le pays attendait avec impatience ce contrat en espérant un effet d’entraînement pour attirer d’autres compagnies. En relation difficile avec les conservateurs, l’administration Rohani et le ministre du pétrole Bijan Namdar Zanganeh ont eu à cœur de présenter ce contrat comme un succès de la politique de négociation avec les compagnies pétrolières étrangères. D’autant plus que les États-Unis sont en train de réviser leur politique envers Téhéran, il vaut mieux signer un accord aujourd’hui plutôt que d’attendre un éventuel durcissement de la position américaine.

L’Iran marque donc non seulement un point par rapport aux États-Unis mais aussi par rapport aux pays arabes du Golfe. L’hostilité entre l’Iran, les États-Unis et les pays arabes du Golfe avec à leur tête l’Arabie saoudite s’est considérablement accrue. Téhéran ne va pas manquer de tirer profit de cet accord avec Total d’un point de vue politique et de communication, en disant « vos tentatives visant à m’isoler politiquement et économiquement ont échoué ».

Par ailleurs, ce projet gazier est destiné à la satisfaction des besoins du marché iranien intérieur ; il n’est pas prévu d’exporter le gaz qui sera produit par la phase 11 de South Pars. Bien que contrôlant des réserves gazières considérables, l’Iran a parfois des difficultés d’approvisionnement de son marché gazier, notamment en hiver dans certaines régions. Il est donc important pour le gouvernement de montrer qu’il s’intéresse à la satisfaction des besoins énergétiques de la population, en résorbant les pénuries de gaz qui ont lieu régulièrement dans le pays.

Cet accord de Total risque-t-il de tendre la relation entre la France et les États-Unis compte-tenu de la position très hostile de Donald Trump envers Téhéran ?

Très clairement, Washington ne va pas sabler le champagne pour célébrer cet accord… Ceci étant, l’administration Trump ne peut pas accuser Total d’avoir violé les lois américaines car cet accord est parfaitement légal. En effet, suite à l’accord sur le programme nucléaire iranien de 2015, l’administration Obama avait accepté mi-janvier 2016 de lever les sanctions extraterritoriales frappant les sociétés non-américaines qui commerceraient et investiraient en Iran. Durant sa campagne, Trump a constamment fustigé l’accord sur le nucléaire. Une fois élu, la position officielle de l’administration consistait à dire que l’accord n’est pas bon mais étant compliqué à remettre en cause, il sera respecté de façon stricte tout en surveillant de près Téhéran. Par la suite, le Département d’État américain a annoncé un réexamen global de l’ensemble des politiques américaines concernant l’Iran, y compris l’accord sur le nucléaire. Ce réexamen a débuté en avril et est toujours en cours, sans que l’on sache ses débouchés. Il pourrait mener à un durcissement de la position américaine et au rétablissement de certaines sanctions extraterritoriales. Pour Total et pour Téhéran, il était donc important de signer cet accord aujourd’hui sans attendre un éventuel durcissement des États-Unis.

Quant à savoir si l’accord de Total va pousser les États-Unis à revenir à des sanctions extraterritoriales, rappelons que les compagnies pétrolières américaines ne peuvent pas commercer avec l’Iran, ni investir dans le secteur pétrolier et gazier dans le pays. Elles sont donc dans une situation de concurrence qui leur est très défavorable par rapport aux compagnies non-américaines. Cela pourrait faire monter la température à Washington et pousser l’administration Trump à revenir des sanctions extraterritoriales. Puisque l’accord de Total est légal, les États-Unis n’ont aucune raison rationnelle d’en vouloir à la France ou à l’Union européenne. Néanmoins, nous savons que l’administration Trump n’est pas forcément des plus rationnelles…
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