ANALYSES

Des virus, quelques armes et des Hommes

Tribune
20 avril 2017
Du 25 au 28 mars, l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite (IMEP) lançait l’opération « d’une côte à l’autre » pour tenter de vacciner 116 millions d’enfants contre la polio à travers 13 pays d’Afrique. Il s’agit d’une mobilisation record de 192 800 agents de santé volontaires pour en finir avec la polio sur le grand continent.

En 1979 et après 12 ans de lutte, la petite vérole devient la première maladie éradiquée, ou presque[1], de la surface de la Terre. Dans un élan d’optimisme, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lance alors sa seconde bataille et vise cette fois-ci la poliomyélite. Cette dernière est un bon candidat : le virus est identifié ; la maladie représente un vrai problème de santé publique au niveau mondial[2] ; il n’y a pas de traitement curatif ; et l’on dispose d’un vaccin procurant une protection à vie. La 44e assemblée mondiale de la santé adopte ainsi en mai 1988 une résolution visant à éradiquer la poliomyélite pour l’an 2000. 29 ans plus tard, le virus sévit toujours. Quels sont les freins qui empêchent cette vraie bonne idée d’être une réalité sur le terrain ?

En 1988, on comptait 350 000 cas annuels, contre 75 en 2015. L’IMEP est parvenu aujourd’hui à plus de 99% de l’éradication mondiale de la poliomyélite. Cependant, de nombreux obstacles parsèment encore le chemin de la réussite : populations inaccessibles, virus dérivé de souche vaccinale, conflits, fausses croyances, mouvements de population…

L’éradication de la poliomyélite est actuellement considérée comme une urgence programmatique pour la santé publique mondiale. L’OMS vient encore d’y consacrer 700 millions d’US$ (soit 17 % de son budget « programme ») en déroulant le plan suivant : l’interruption de la transmission du poliovirus sauvage, le renforcement du système des vaccinations, l’achèvement du confinement et la certification au niveau mondial de l’éradication.

La poliomyélite est transmise par deux catégories de virus : par un virus de souche sauvage de la polio (PVS) et par le poliovirus circulant dérivé d’une souche vaccinale (PVDVc). Les PVDVc sont des souches virales qui ont muté à partir de souches présentes dans le vaccin antipoliomyélitique oral (VPO). Chaque catégorie comprend 3 types de virus : les PVS 1,2 & 3 et par dérivation les PVDVc 1,2 & 3. En 1999, le PVS2 a été éradiqué. Afin de faire disparaître définitivement la poliomyélite, il faut éliminer les PVS mais également les virus dérivant des souches vaccinales. Il faut donc stopper l’utilisation du VPO contre le PVS2, afin de limiter le risque de voir s’étendre des flambées de poliomyélite via le PVDV2. En avril 2016, une action conjointe dans 155 pays et coordonnée sur 15 jours a permis la transition entre le VPO (Vaccin oral de la poliomyélite) trivalent et bivalent. Au-delà de la prouesse logistique et organisationnelle, on peut se demander pourquoi il a fallu attendre cette initiative 17 ans durant, surtout en sachant que 90% des poliomyélites déclarées de type PVDVc étaient de type 2 jusqu’en 2016.

Présent dans 125 pays en 1988 et endémiques sur les 5 continents, la polio s’était retranchée à l’état endémique dans seulement deux pays : l’Afghanistan et le Pakistan. Alors que le Nigéria (et tout le continent africain avec lui) attendait juillet 2017 pour être certifié[3] « polio free », trois nouveaux cas se sont déclarés dans l’État de Borno en août 2016. Le séquençage génétique des virus retrouvés en 2016 rapporte un lien avec une souche virale présente dans cette même région en 2011, indiquant que le virus a circulé 5 ans durant, sous les radars du système de santé. Mais existe-t-il seulement un système de surveillance ou tout simplement un système de santé dans l’État de Borno actuellement ?!

L’éradication de la polio : un programme de portée mondiale, qui a peut-être tardé à reconnaître les spécificités de chacun et les besoins d’un patron « sur mesure »

L’État de Borno est une région du nord-est du Nigéria où la polio reste endémique mais il s’agit aussi de la zone berceau du groupe terroriste « Boko Haram ». En 2003, les autorités religieuses de la zone avaient interdit la campagne de vaccination en affirmant que le vaccin contenait des agents stérilisants, argument repris plus tard par les groupuscules terroristes. En 2012, renversement de situation lorsque le vice-gouverneur de l’État de Kano a déclaré vouloir poursuivre en justice les familles qui cherchaient à soustraire leurs enfants à la vaccination. Les habitants nord-nigérians, confrontés à un système de santé défaillant, considéraient que les 297 720 enfants qui décédaient et décèdent toujours chaque année du paludisme et de la pneumonie représentent un bien plus gros problème que les manquements d’une campagne de vaccination mondiale. La population a fini par trouver suspect qu’une maladie ne touchant que quelques dizaines d’enfants par an soit au centre de toutes les attentions, facilitant ainsi la dissémination des fausses croyances ou autres théories du complot. Les attaques terroristes de février 2013 ayant spécifiquement ciblé et tué treize agents de santé n’ont pas non plus aidé à améliorer la couverture vaccinale de la région.

Dans ces bastions endémiques de la polio, il reste une part importante des personnes qui refusent la vaccination de leurs enfants. Dans certains districts d’Afghanistan, plus de 4 % des enfants ne sont pas vaccinés du fait d’un refus parental. Aujourd’hui, la priorité pour combler ce fossé est d’orienter les activités de communication et de mobilisation communautaire en fonction du contexte social, culturel et politique spécifique. Autrement dit, il est nécessaire de broder une campagne originale, plutôt que de s’appuyer sur l’esprit global et standardisé de celle-ci ; cela consiste à combiner le macro des campagnes de vaccination au micro des attentes et croyances de la population. Dans ces régions montagneuses et frontalières, une coordination a certes permis la mise en place de point de vaccination aux postes-frontière, sans pour autant avoir accès aux zones non accessibles déclarées « risques extrêmes » par l’ONU. Ces dernières sont des zones de refuge des talibans, où de nombreux personnels de santé ont été enlevés, torturés et/ou tués.

Au Pakistan, sur les 170 cas signalés depuis janvier 2012, plus de 90 sont survenus dans les zones tribales sous administration fédérale (FATA[4]), affectées par des troubles ; ainsi que dans la province du Khyber Pakhtunkhwa, où la sécurité y est également compromise. Suite aux multiples attaques terroristes ciblées dirigées contre des agents de vaccination et à l’interdiction de vacciner imposée par les autorités locales, plus de 350 000 enfants de ces districts n’ont pas été vaccinés. Opposition qui s’explique en partie par le rendu public des agissements de la CIA, qui, sous le nom de code peu évocateur de « Peter », a utilisé une campagne de vaccination comme cheval de Troie pour débusquer Oussama Ben Laden en 2011[5]. Depuis lors, plus de cinquante agents de santé, dont une dizaine de femmes, ont été tués par les talibans alors qu’ils vaccinaient les enfants. Pour tenter d’apaiser la situation, le 16 mai 2014 la Maison-Blanche a communiqué sur la décision prise par le directeur de la CIA, John Brennan, de ne plus utiliser les campagnes de vaccinations à des fins de renseignements. Il semblerait pourtant que cela n’ait pas été suffisant pour rétablir la confiance envers les campagnes de vaccination : on trouve encore aujourd’hui sur le terrain et sur les réseaux sociaux des messages incitant à ne pas faire vacciner son enfant contre la polio, au risque de le voir devenir infertile et inapte au travail pendant un an. Les rumeurs insistent sur l’infertilité abordée de manière double : autant sur la rupture de lignée familiale, que la disparition des musulmans du Pakistan. Elles dénoncent ainsi un génocide orchestré par l’Occident, le sionisme ou Bill Gates (au choix).

D’un autre côté, année après année, la poliomyélite a reculé pour se retrouver cantonnée dans ses derniers retranchements. En 1994, les Amériques sont déclarées exemptes de la polio, tout comme l’Inde qui célèbre aujourd’hui sa sixième année sans cas déclaré, alors qu’en 2009 elle concentrait encore la moitié des cas mondiaux. L’Inde a réussi le pari de traduire une politique « occidentalo-formatée » en véritable plan sur mesure ; de la haute couture pour le milliard d’habitants dispersé sur un territoire de 3 287 590 km², soit quasiment cinq fois la France. En prenant en compte la configuration et la particularité de sa société, sa culture du mouvement, ainsi que sa stratification, l’Inde a su trouver sa solution et ainsi atteindre ses « enfants oubliés ». Vivants dans les vallées éloignées, ces enfants représentent un redoutable vecteur du retour de la maladie.

Les équipes de vaccinations sont allées les chercher là où ils étaient : dans les gares, le long des routes, aux arrêts de bus, voire dans les trains en marche. 8 000 000 d’enfants ont été ainsi vacciné, dont 100 000 dans les « sleeper class » de l’Indian Railways, sous le parrainage de la star mythique de Bollywood, Amitabh Bachchan[6]. Pour venir à bout du dernier repaire du virus dans la région de la rivière Kosi (régulièrement inondée) et faire de la polio un souvenir, il a fallu multiplier les idées et les technologies. En se souvenant qu’elle n’est pas seulement riche de sa population mais qu’elle est aussi la sixième puissance spatiale, l’Inde innove et pioche dans son arsenal satellitaire. Le gouvernement fait ainsi cartographier la région, identifie chaque village, chaque foyer et montre l’exemple d’un défi relevé.

Tout comme son voisin l’a fait il y a six ans, le Pakistan multiplie aujourd’hui ses équipes de vaccinations dans les zones de transit pour avoir accès à ses enfants. Alors que 65 % d’entre eux sont vaccinés au niveau national, seulement 38 % le sont dans les FATA… Cela entraîne une intensification de la transmission du polio virus sauvage mais aussi une propagation rapide du PVDVc[7]. Épidémie déclarée en juin 2012 au Pakistan et en 2014 au Nigéria, cette recrudescence de la polio menace les acquis de chacun de ces pays et du reste du monde dans la lutte contre le virus.

Problématique mise à jour à l’aube de l’an 2000, les poliovirus circulant dérivés de souches vaccinales sont susceptibles de provoquer des flambées de poliomyélite paralytique. Pour la première fois en 2012, on a observé plus de pays touchés par une flambée due à une souche vaccinale que ceux touchés par une flambée due à un poliovirus sauvage. On voit alors réapparaître des cas de polio dans des pays exempts du virus depuis quelques années déjà : Cameroun, Kenya, Somalie, Éthiopie, Irak et Syrie. Le virus sauvage voyage également : tout au long des efforts d’éradication de la polio déployés au niveau mondial, des virus provenant des zones d’endémie[8] ont régulièrement réinfecté les zones exemptes de poliomyélite. Cela a conduit à de nouvelles flambées du fait d’une immunité collective insuffisante et a ainsi rétabli une transmission persistante. L’échec de l’éradication dans les derniers retranchements de la maladie pourrait, via ces mécanismes de dissémination, aboutir à une recrudescence du nombre de nouveaux cas, jusqu’à 200 000 par an.

Difficile de ne pas faire le lien avec l’actuelle flambée de rougeole que traverse l’Europe. On dénombre plus de 500 cas signalés depuis janvier 2017, qui risquent de déclencher une véritable épidémie partout où la couverture vaccinale n’atteint pas le seuil nécessaire de 95% pour garantir l’immunité collective. Niveau couverture vaccinale, la question est la suivante : est-ce qu’un virus peut faire la différence entre un « Je ne vaccine pas mon enfant car cela va le rendre stérile » et un « Je ne vaccine pas mon enfant car j’ai peur de l’aluminium et que je ne veux pas rendre plus riche l’industrie pharmaceutique » ? Il y a fort à parier que non[9].

Il est vrai que la campagne de vaccination anti-poliomyélite de l’IMEP est extrêmement chère et longue. Mais c’est surtout plus de 10 millions de personnes qui marchent alors qu’elles auraient pu être paralysées, 1,5 million de décès d’enfant évités, et jusqu’à 50 milliards d’US$ économisés au cours des 20 prochaines années en termes de santé publique dans les pays en voie de développement.

Aujourd’hui, le lien qui lie les régions troublées par des conflits aux dernières poches de résistance du virus (frontière Afghanistan/Pakistan, Nigéria) marque bien la problématique que représentent les conflits, l’endoctrinement, les fausses croyances et le déplacement des populations dans une campagne globalisée. À travers ces problématiques, c’est l’implémentation d’une politique globale qu’il faut remettre en cause, autant au niveau de l’éradication de la polio, qu’en termes de santé publique au sens le plus large. Depuis Genève, l’OMS se cherchait un modèle qui aurait pu convenir à tous. La vraie bonne idée a été de se limiter à une trame générale et de travailler avec chaque gouvernement, pour que celui-ci puisse trouver sa solution unique et personnalisée. Peut-être est-il simplement dommage d’avoir mis un quart de siècle pour en arriver là.

Quant à la marche de vaccination africaine « D’une côte à l’autre » qui a pris place fin mars et que l’on nous vend telle une épopée : « …des bénévoles apporteront le vaccin antipoliomyélitique dans chaque maison de chaque ville, grande ou petite, et de chaque village dans les 13 pays. Pour réussir, tous ces bénévoles et agents de santé travailleront jusqu’à 12 heures par jour, se déplaçant à pied ou en vélo, souvent dans une humidité suffocante et avec des températures dépassant les 40 °C. Chaque équipe transportera le vaccin dans des sacs spéciaux, remplis d’accumulateurs de froid pour garantir qu’il reste à une température inférieure aux 8 °C requis.[10] ». Il faut avouer que des doutes existent, autant sur la capacité de Boko Haram à accueillir ces héros à vélo dans l’État de Borno, que sur l’atteinte des objectifs. Ne serait-ce parce qu’au Mali, plus de 2 millions d’enfants viennent de rater la campagne de vaccination suite à une grève générale des syndicats de santé, qui réclament au gouvernement une augmentation de leur prime à hauteur de 100 000 CFA (150 €)[11].

Espérons que le paludisme, prochain candidat à l’éradication, saura bénéficier de ces leçons durement apprises au cours de ces trois décennies. Un objectif de santé publique oui, mais avec des déterminants sociologiques, psychologiques, politiques, religieux, logistiques, financiers… Il faut partir de ces bases pour arriver au changement de comportement nécessaire à l’atteinte de tout objectif de santé publique. Il faut éduquer avant de vouloir vacciner. À cette condition, peut-être alors on arrêtera de voir des moustiquaires servir de filet de pêche, plutôt que de protéger le sommeil des enfants en zone impaludée. Et, qui sait, peut-être verra-t-on le paludisme, la poliomyélite et la rougeole éradiqués avant les 30 prochaines années…

[1] Deux laboratoires de haute sécurité se réservent encore le droit de manipuler le virus aux US et en Russie. On ne sait jamais, une « arme biologique de dissuasion », ça peut toujours servir. Pas d’inquiétude !! Les US et la Russie sont aujourd’hui des pays raisonnables…
[2] La polio est une maladie très contagieuse qui envahit le système nerveux et peut entrainer une paralysie totale en quelques heures, irréversible dans 0.5% et létale jusqu’à 10% des cas. Dans les années 80 c’est 350 000 cas par an à travers le monde et qui n’épargne aucun pays.
[3] La certification « polio free » implique une période de 3 ans sans nouveaux cas sur son territoire.
[4] Federally Administered Tribal Areas
[5] En mettant en évidence (via ADN) un lien de parenté entre un enfant vacciné et la sœur de Ben Laden décédée à Boston, la CIA a pu confirmer la présence suspectée de Oussama Ben Laden.
[6] Star du film « Slumdog millionaire », véritable institution nationale en Inde.
[7] Poliovirus dérivant d’une souche vaccinale.
[8] Inde (avant 2009) et Nigéria en particulier
[9] Notons au passage que les Amériques ont éradiqué la rougeole en septembre 2016, a quand le tour de l’Europe ?
[10] http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2017/africa-tackles-polio/fr/
[11] Ce qui serait probablement une bonne idée pour éviter entre autres la « fuite des cerveaux » vers des pays plus rémunérateurs… créant ainsi des déserts médicaux au niveau local.
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