ANALYSES

Développement de l’Islam radical dans les Balkans : quelle réalité ?

Interview
20 janvier 2016
par Loïc Trégourès, doctorant à l'Université Lille 2, spécialiste des Balkans
Alors que la Bosnie et le Kosovo figurent en haut du classement des pays européens en ce qui concerne le nombre de djihadistes en Syrie par habitants, un récent reportage de France 24 sur l’expansion du salafisme en Bosnie a réveillé les craintes d’une base avancée du califat au cœur de l’Europe. Qu’en est-il ?
La menace djihadiste concerne également les Balkans. Jusqu’à récemment, ces pays ont pu considérer qu’ils n’étaient pas menacés directement, et qu’ils n’étaient que des lieux de passages sanctuarisés grâce à l’existence de communautés salafistes isolées comme Gornja Maoca en Bosnie. Leur position a radicalement changé lorsqu’une vidéo mettant en scène des djihadistes originaires de Bosnie, du Kosovo et de Macédoine a été publiée en juin 2015, dans laquelle ceux-ci appelaient leurs « frères » à commettre des attaques par tous les moyens sur place, sur le modèle que nous connaissons également en France. De fait, juste après le 13 novembre, un individu a tué deux soldats en Bosnie avant de se faire exploser chez lui. Cela fait plusieurs années que des événements de ce type, de basse intensité, ont lieu en Bosnie. D’autres arrestations ont, semble-t-il, empêché un attentat de plus grande envergure à Sarajevo prévu au soir du 31 décembre.
On peut donc faire deux observations. La première est que les autorités politiques, sécuritaires et religieuses prennent désormais les choses au sérieux malgré leur manque de moyens. Il y a de plus en plus d’arrestations, d’enquêtes et de coordination entre services de renseignements et autorités politiques de la région. Les communautés islamiques condamnent désormais fermement les départs en Syrie, ce qui est positif. Cependant, nous savons que les communautés islamiques du Kosovo et de Macédoine notamment sont débordées par des éléments radicaux qu’elles ne contrôlent pas. En Bosnie, la communauté islamique vient d’annoncer qu’elle comptait reprendre le contrôle de plusieurs dizaines de mosquées parallèles qui ne sont certes pas toutes tenues par des salafistes mais qui, de fait, échappent à son administration.
La seconde observation, si l’on veut être cynique et sortir de l’occidentalo-centrisme, est que la menace terroriste en provenance des Balkans est avant tout une menace pour les Balkans eux-mêmes. Rien n’est impossible mais, jusqu’à présent, les actes terroristes commis en France n’ont pas été l’œuvre de Bosniaques ou de Kosovars mais bien de Français (ou francophones) la plupart du temps. Quant aux terroristes passés par la route des Balkans, faire porter aux pays des Balkans, Grèce comprise, la responsabilité de ne pas les avoir arrêtés serait aussi fallacieux qu’exorbitant compte tenu de nos propres défaillances en matière de renseignement.

Comment expliquer le développement de l’Islam radical dans les Balkans ?
Il y a plusieurs facteurs historiques et actuels qui participent de ce phénomène, même s’il faut d’emblée rappeler que ces pratiques concernent une partie tout à fait minoritaire des populations de tradition musulmane d’une région sécularisée qui a connu récemment le communisme et l’individualisation des pratiques, comme le rappelle le chercheur Xavier Bougarel.
D’abord, la guerre en Bosnie a participé de l’importation du djihad en Europe à travers plusieurs centaines de combattants venus d’Afghanistan, du Maghreb et du Golfe (et même de France !), dont certains sont restés, ont pris racine, ont obtenu des passeports et ont pu professer en Bosnie une version de l’Islam très différente des pratiques habituelles dans la région. Certains de ces vétérans sont partis en Syrie à partir de 2013 pour faire leur hijra, d’où la moyenne d’âge plus élevée en Bosnie qu’ailleurs des individus partis en Syrie.
Ensuite, les pratiques salafistes se sont développées à la faveur des investissements des pays du Golfe dans la région après la guerre, par l’intermédiaire de construction de mosquées au style architectural moyen-oriental et non plus ottoman, d’universités, d’écoles coraniques, d’ONG humanitaires, etc. Cette pratique a été très flagrante en Bosnie dans les années 1990 et au Kosovo après 1999, à tel point que plusieurs ONG humanitaires du Golfe ont été expulsées dans les années 2000. Un autre élément est le financement des études de jeunes étudiants en théologie en Arabie Saoudite, Syrie et Egypte, qui reviennent ensuite diffuser un Islam plus radical que celui qui était traditionnellement professé.
Il faut ajouter à cela la destructuration sociale liée non seulement à la guerre mais aussi à une interminable « transition » politique et économique qui fait bien plus de perdants que de gagnants. Les jeunes fragiles et sans perspective d’avenir sont des proies idéales pour les recruteurs. N’oublions pas non plus le rôle de la diaspora. Un nombre conséquent de Bosniaques partis en Syrie sont en réalité issus de la diaspora, la plupart du temps de Vienne, qui est la capitale du djihad en Europe centrale.
Enfin, les communautés islamiques ont leur part de responsabilité dans ce développement, à travers deux circuits. D’abord, il a été dans leur intérêt pour des raisons politiques, notamment en Bosnie et dans le Sandzak, région à majorité musulmane au Sud de la Serbie, de favoriser la pratique religieuse, y compris salafiste en l’intégrant à la communauté. De fait, les salafistes « légitimistes » sont aujourd’hui plus nombreux que les « séparatistes » parmi lesquels se trouvent des éléments violents. Par conséquent, ces pratiques radicales se sont désormais endogénéisées. Le second circuit est précisément l’impuissance des communautés islamiques face à ce phénomène qui leur a partiellement échappé. Au Kosovo, en Macédoine, en Bosnie, des mosquées sont hors de contrôle, d’autres sont en construction avec des fonds suspects venus du Golfe, des prédicateurs se retrouvent à avoir pignon sur rue pour recruter des jeunes en mal d’identité et d’aventure, c’est le cas au Nord de la Macédoine et même à Skopje, et au sud du Kosovo, par exemple dans la ville de Kaçanik.
On voit donc comment un phénomène initialement exogène à la région a fini, pour toutes ces raisons, par s’enraciner. D’où les tentatives des autorités et des communautés islamiques de faire face. Après une grande vague de départs en 2013 et 2014, la crainte aujourd’hui, dans les Balkans comme ici, se tourne vers ceux qui sont rentrés, ceux qui vont rentrer, et plus encore ceux qui n’ont pas pu partir, les moins facilement repérables.

La France organise le prochain sommet sur les Balkans occidentaux. Le terrorisme devrait-il être la priorité de ce sommet ?
D’abord, la question est de savoir ce que la France veut faire dans une région avec laquelle elle est un peu en retrait par rapport à d’autres acteurs comme l’Allemagne et l’Autriche qui sont au contraire très impliqués dans les Balkans. Ce sommet est peut-être une opportunité de rétablir un équilibre bienvenu compte tenu de la bonne image de la France dans la région.
Ensuite, le sommet de 2015 avait été largement consacré aux réfugiés, ce qui avait un peu éclipsé les autres dossiers comme la coopération régionale, le financement d’infrastructures et la mise en place d’un organisme d’échanges de la jeunesse sur le modèle de l’OFAJ, qui sont de vraies priorités. Il faut donc évoquer le terrorisme et les réfugiés, mais cela ne doit pas se faire au détriment du reste car la région traverse des moments très difficiles.
Pris un par un, tous les pays de l’ex-Yougoslavie connaissent en effet des problèmes politiques et démocratiques graves. La Bosnie est un Etat qui ne fonctionne pas, dans lequel les Serbes menacent toujours de faire sécession. Par ailleurs, le dialogue entre la Serbie et le Kosovo ne devrait pas avancer puisque la Serbie se dirige vers des élections qui permettront au Premier ministre de resserrer son emprise sur le pays, tandis que le travail parlementaire au Kosovo est bloqué par l’opposition qui utilise la violence dans la rue et au sein même du parlement. Le Monténégro connaît également des troubles politiques liés à la fois aux pratiques autocratiques bien connues du gouvernement mais aussi à la pression des pro-russes contre l’intégration du pays à l’OTAN. Enfin, la médiation européenne en Macédoine ne débouchera probablement pas sur la fin de la dérive autocratique de Nikola Gruevski puisqu’il semble probable que les élections anticipées prévues en avril prochain, qui seront validées, ne se dérouleront pourtant pas selon des standards démocratiques acceptables.
Si l’on ajoute à ces problèmes politiques le fait que ces pays sont en grandes détresse économique et se vident de leurs populations qui cherchent une vie meilleure en Allemagne ou ailleurs, il est grand temps de s’apercevoir que ce n’est pas parce qu’une guerre est devenue improbable (malgré une récente course à l’armement entre la Croatie et la Serbie) qu’avoir sur le sol européen une zone sans réelle perspective dans laquelle les pratiques autoritaires se multiplient, à rebours d’un supposé processus d’européanisation, est une bonne nouvelle pour autant.
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