ANALYSES

L’Inde et son océan

Tribune
27 mars 2015
Par
Cela peut sembler une évidence mais l’océan Indien est l’ »arrière cour » voire même la « profondeur stratégique » [1] de l’Inde. Or l’Inde n’est pas « maitresse » de cette continuation naturelle de ses intérêts économiques et stratégiques. En effet, malgré des relations historiques et une forte diaspora sur tout le pourtour de l’océan, l’Inde ne contrôle réellement que les îles Andaman et Nicobar au débouché du très stratégique détroit de Malacca [2]. La France, les États-Unis, le Royaume Uni, l’Australie sont présents militairement. Les Maldives, les Seychelles ou même Madagascar et l’Indonésie n’ont pas de capacités notables en matière maritime [3]. La piraterie dans l’ouest de l’océan tend à montrer la difficulté pour les pays africains à maitriser leurs eaux [4]. Dans ce contexte, la Chine a elle une stratégie, dite du « collier de perles », visant à déployer sa marine non seulement en Asie du Sud-est mais également dans l’océan Indien.

La Chine a ainsi créé des bases navales en Birmanie (Sittwe), au Bangladesh (Chittagong), au Sri Lanka (Hambantota) et au Pakistan (Gwadar). Ces pays frontaliers sont pour trois d’entre eux en conflit avec l’Inde [5]. Des navires et des sous marins chinois font escales dans ces installations financées par la Chine et pour le port de Gwadar directement reliée à elle par une voie ferrée. Face à cette présence, perçue comme une menace directe de ses eaux et de son territoire, l’Inde cherche à moderniser ses navires existants et à en construire de nouveaux. Elle renforce ses capacités de surveillance en déployant de nouveaux radars côtiers, non seulement en Inde [6], mais également aux Seychelles, Maldives, Maurice et même
Sri Lanka [7]. Les pays de l’ »Indian Ocean Region » sont au centre du jeu politique et militaire de plusieurs pays et bloqués entre les deux grandes puissances régionales que sont l’Inde et la Chine.

Le Premier ministre Narendra Modi a visité les Seychelles, Maurice et le Sri Lanka à la mi-mars pour renforcer les liens avec cet « étranger proche » [8], une première depuis 1987 pour le Sri Lanka et la visite de Rajiv Gandhi. L’objet de ces visites était clairement de contrer l’influence de la Chine, et de son projet de « route de la soie maritime » [9], en signant des accords de coopération dans les domaines sécuritaires et militaires sur fonds d’échanges économiques. Les relations avec le Sri Lanka sont mitigées, entre proximités géo-démographiques et lutte armée contre les Tigres Tamouls [10]. Outre les radars déployés aux Seychelles, l’armée indienne a formé les forces de défense de l’archipel, par le programme Indian Technical & Economic Cooperation Programme (ITEC), et la marine indienne lui a cédé deux navires (INS Tarasa en 2014 et PS Topaz en 2006) [11].

Bien entendu, l’Inde cherche plus loin que ces voisins pour tenter de contrer la Chine. Celle-ci s’appuyant sur le Pakistan, l’Inde a décidé de s’appuyer sur l’Iran à l’ouest. Au-delà de la question maritime, l’Inde achète du pétrole à l’Iran, bravant les sanctions en place. Les deux pays ont en commun l’intérêt de l’avenir de l’Afghanistan [12] ou le combat contre l’Etat Islamique [13]. L’Iran contrôlant l’entrée du golfe Persique, l’Inde finance à Chabahar, sur la côte océanique, le développement d’un port relié à l’Afghanistan par une autoroute [14]. A l’est de l’océan, l’Inde renforce ses relations avec l’Indonésie et la Malaisie, pays qui plus est musulmans [15], mais aussi les Philippines et le Vietnam en mer de Chine du Sud. S’il s’agit toujours de relations économiques ou militaires, l’influence de la Chine, et ses revendications territoriales croissantes, est le moteur de ce renouveau diplomatique indien [16].

Toujours plus à l’Est, l’Inde se rapproche clairement de la Corée du Sud et du Japon. Les entreprises coréennes investissent de plus en plus en Inde [17], dans le cadre de la stratégie du « Make in India ». A ce titre, le ministre de la Défense indien, Manohar Parrikar, s’est rendu en Corée du Sud à la mi-mars pour rencontrer les industriels locaux susceptibles de coproduire en Inde dans le domaine naval, avec un programme de chasseurs de mines, et aérien, avec une coopération potentielle sur le chasseur léger T-50 Golden Eagle [18]. Cette visite avait pour but de préparer celle, en mai, du Premier ministre indien qui se rendra entre temps au Japon pour la deuxième fois depuis son élection. Ces deux pays partagent la préoccupation de l’extension maritime de la Chine, et discutent en ce moment la coproduction d’avions de surveillance maritime US2 construit par le groupe japonais ShinMaywa [19].

Si les États-Unis ont une forte présence navale dans la région, avec la cinquième flotte stationnée au Bahreïn, plus la sixième et septième flotte se partageant la responsabilité de l’océan, ou encore la base navale de Diego Garcia. La France, quant à elle, maintient une forte présence avec ses bases à la Réunion et Djibouti pour couvrir ses DOM/TOM de la zone. Cette présence tant militaire que territoriale est à l’origine d’une coopération dans plusieurs domaines et intérêts partagés : « la France doit mettre en avant sa stratégie dans l’océan Indien, tout en mettant en avant l’Inde dans le cadre de la coopération bilatérale et en l’intégrant avec les autres partenariats en cours de développement dans la région » [20]. Malgré quelques aléas, les marines Indienne et Française vont de nouveau mener un exercice commun, Varuna, avec la participation notable du groupe aéronaval constitué autour du Charles de Gaulle et de ses Rafale [21].

L’Inde cherche à renforcer ses capacités navales, s’appuyant sur une diplomatie sécuritaire et économique active, dans sa zone naturelle d’influence [22]. Elle utilise l’attrait de son marché intérieur, et le développement de son industrie, pour se créer des partenariats stratégiques bien au-delà de ce seul océan. L’ancienneté de la coopération franco-indienne dans les industries de défense pourrait créer de nouvelles opportunités. L’Inde a déjà acheté à la France des sous-marins et des avions. Ne pourrait-il pas y avoir, dans la continuité d’un probable achat du Rafale, la possibilité de pousser la coopération navale plus loin, avec des moyens mis en commun voire des moyens développés en commun ?

"Evolving Geopolitics of Indian Ocean: In-depth Analysis", Ahsan ur Rahman Khan, Oriental Review, Août 2013 « Evolving Geopolitics of Indian Ocean: In-depth Analysis », Ahsan ur Rahman Khan, Oriental Review, Août 2013[/caption]

 

[1] L’expression profondeur stratégique désigne, dans la littérature militaire, et pour une armée donnée, la distance qui sépare les lignes de front (ou lieux de bataille) des principaux centres industriels, villes capitales, et autres concentrations de population ou de production militaire.
[2] Ainsi que le petit archipel Lakshadweep au nord des Maldives.
[3] Pays rassemblés dans l’Indian Ocean Rim Association.
[4] Et alors même que l’Inde perçoit la piraterie de plus en plus comme une menace : « Somali pirates shifting location towards India, Manohar Parrikar says », PTI, Times of India, Mars 2015
[5] Le Pakistan, « ennemi héréditaire », ayant même obtenu l’autorisation des Nations unies d’étendre les limites de ses eaux territoriales : « Pakistan welcomes UN approval for extending maritime zone », Economy Lead, Mars 2015
[6] « New Gurgaon hi-tech maritime surveillance centre watches over nation’s 7,000 km coast », Ramnath Pai Raikar, The Navind Times, Mars 2015
[7] « India Developing Network of Coastal Radars », Oscar Nkala, Defense News, Mars 2015
[8] « Modi’s three-nation tour: kicking off the maritime great game? », Rajeshwari Krishnamurthy, Eurasia Review, Mars 2015
[9] A laquelle l’Inde veut répondre par une « route du coton » : « To counter China’s Silk Road, India is working on Cotton Route », The Economic Times, Mars 2015
[10] Lutte dans laquelle l’Inde est allée jusqu’à intervenir militairement sur l’île.
[11] Les accords avec Maurice sont de même nature mais moins importants dans leur ampleur.
[12] Sur les relations Inde-Iran : « L’Inde, acteur diplomatique central? », Pierre Memheld, Les Cahiers du Comité Asie de l’IHEDN, Mars 2015
[13] « Combattre l’État Islamique : la perspective de l’Inde », Pradhuman Singh et Pierre Memheld, Revue de la Défense Nationale, Avril 2015
[14] « Why this Iran port is important », The Economic Times, Octobre 2014
[15] Op. cit.
[16] Op. cit.
[17] « India-South Korea Relations Under the New Modi Government », Soyen Park, The Diplomat, Août 2014
[18] « In first foreign visit, Manohar Parrikar to push Korean firms to Make in India », Manu Pubby, The Economic Times, Mars 2015
[19] Le ShinMaywa US-2 est un avion amphibie quadrimoteur du constructeur japonais ShinMaywa (ex Shin Meiwa), à décollage et atterrissage court, conçu pour le sauvetage en mer.
[20] Sur la nature et les limites de cette relation : « The French Strategy in the Indian Ocean and the Potential for Indo-French cooperation », Isabelle Saint-Mézard, RSIS / IFRI, Mars 2015
[21] Cet exercice a évidemment un sens particulier au moment où les négociations d’achat du Rafale par l’Inde sont en phase finale.
[22] « India pleads for common naval platform in Indian Ocean », Business Standard, Mars 2015
Sur la même thématique
Quel avenir pour Taiwan ?