ANALYSES

Intelligence artificielle : l’anti-stratégie américaine

Tribune
3 septembre 2018


Au début du mois d’août, le Sénat américain approuvait le budget de la Défense 2019. Au-delà des développements habituels sur l’évolution des structures militaires et administratives, cette loi met un point d’honneur à engager la formulation d’une stratégie américaine en matière intelligence artificielle. Mais, entre les lignes, c’est la crainte des Américains de se voir déchoir de leur rang de première puissance technologique et militaire qui transparaît.

Le National Defense Authorisation Act (NDAA)[1] pour l’exercice 2019 paraît lever toute équivoque : les États-Unis ont l’intention de développer une stratégie en intelligence artificielle (IA) mieux établie et de mettre un terme au flou qui prévalait en la matière depuis la présidence Obama. La nouvelle loi comprend deux sections qui font le bilan des efforts actuels menés dans le domaine, tant au niveau national qu’international, et elle propose une série de mesures pour accélérer la recherche et l’acquisition des technologies d’IA par le Département de la Défense (DoD).

 
Jeter les fondations d’une stratégie en IA

Dans la section 238 du premier volet consacré à l’IA, il estdemandé au secrétaire à la Défense d’élaborer un plan stratégique et de coordonner les efforts du département dans cette direction. Pour que ce plan prenne forme, le DoD devra resserrer ses liens avec le secteur de la recherche parmi les firmes technologiques, l’industrie de défense, le monde universitaire et les thinktanks. La compétition mondiale naissante dans le domaine est indirectement prise en compte : parmi les recommandations, la formation, le recrutement et la conservation sur le territoire national des meilleurs spécialistes font écho aux efforts de la Chine pour attirer sur son sol et dans ses entreprises les plus grands experts en IA, en particulier américains. Enfin, dans cette section, le Sénatexhorte le Pentagone à exploiter les progrès réalisés par le secteur commercial et universitaire, et appelle à la mise en place d’un cadre éthique et juridique de régulation des applications technologiques de l’IA.

De manière générale, cette section du NDAA converge vers les objectifs assignés au tout nouveau Joint Artificial Intelligence Center (JAIC). Cet organe doit désormais superviser et coordonner la pléiade d’agences et d’organismes du DoD dans leurs efforts en matière de recherche et d’acquisition des technologies d’IA pour tous les projets excédant 15 millions de dollars. Le NDAA met surtout l’accent sur l’importance des partenariats public-privé pour développer les capacités du Département, suivant l’idée désormais bien établie au Pentagone que la puissance d’innovation des entreprises technologiques, en particulier celles implantées dans la Silicon Valley, ne saurait jamais être égalée par la lourde bureaucratie fédérale.

Une deuxième section (sec. 1051) vient se superposer à la première et institue une commission de sécurité nationale sur l’intelligence artificielle (National Security Commission on Artificial Intelligence), dont les membres seront désignés par le gouvernement et le Congrès. L’objectif de cette commission est de rendre compte des progrès de l’IA aux États-Unis en évaluant la compétitivité internationale du pays en matière de sécurité nationale, d’appareil de défense, d’intégration du secteur privé aux objectifs gouvernementaux et d’investissements. Hors du Pentagone, la commission est chargée de veiller à la coordination multiscalaire des politiques publiques gouvernementales en faveur de l’IA.

 
L’impuissance de l’État

On peut interpréter ce NDAA 2019 de deux façons. La première consisterait à dire que cette loi reflète une prise de conscience, non seulement de l’importance de l’IA, mais aussi du fait que les États-Unis ne sont pas les seuls à poursuivre son développement. L’accent mis sur les partenariats public-privé et l’intégration du monde universitaire rappellent la « fusion civilo-militaire » de la stratégie chinoise, qui vise à intégrer les universités, le gouvernement et le secteur privé. La Chine dépense également beaucoup d’énergie et d’argent[2] pour accroître son vivier de talents, en finançant des programmes d’IA dans les universités nationales et en essayant d’attirer les chercheurs américains et européens. De la sorte, les États-Unis semblent prendre exemple sur leur rival le plus sérieux et adopter une stratégie similaire qui, visiblement, porte ses fruits.

On peut cependant voir les choses d’une tout autre manière. Certes le gouvernement fédéral américain souhaite renforcer sa coopération avec les firmes innovantes du secteur privé, mais selon un modèle bien différent de celui de son homologue chinois. En effet, loin de la stratégie de Pékin, le paradigme néolibéral s’infuse dans les politiques publiques américaines, et ce depuis plus récemment qu’on ne le pense. Naguère, le néolibéralisme participait d’une rhétorique à destination du reste du monde, et le gouvernement américain se gardait bien d’en suivre les préceptes. Or, depuis quelques années – et en cela la présidence Obama constitue un moment charnière –, le gouvernement cède le pas au secteur privé dans la mise en place, voire dans la définition même de l’action publique. De façon antithétique, Pékin régule, contrôle et, disons-le, capitalise sur la dynamique générée par ses firmes technologiques, sans rien se faire dicter par elles.

La « rébellion » d’une partie des employés de Google contre le projet Maven du Pentagone – un programme qui utilise l’apprentissage automatique pour analyser les flux vidéo captés par les drones afin d’améliorer leurs capacités d’attaque – est l’un des nombreux révélateurs de la fragilité de la stratégie américaine. Par-delà cette pierre d’achoppement que constitue l’éthique, dont les Chinois n’ont guère à se soucier, cet épisode démontre l’extrême dépendance de l’appareil gouvernemental et, en l’occurrence, militaire américain vis-à-vis de l’industrie technologique.

En définitive, la stratégie américaine en IA est une anti-stratégie. Elle repose in fine sur le bon vouloir d’acteurs industriels extrêmement puissants qui, pourtant – ironie de l’histoire et en dernière analyse –, doivent leur réussite fulgurante aux investissements massifs de l’État dans leur direction. Si, pour lors, les États-Unis dominent la scène mondiale dans le domaine technologique, c’est que le gouvernement, et particulièrement le Pentagone et la communauté du renseignement, ont été extraordinairement intrusifs, ont investi des sommes phénoménales dans des projets a priori sans avenir et exigeaient, en retour, des résultats probants. On ne peut gager que les objectifs politiques concordent toujours avec les intérêts privés. L’État doit demeurer une force motrice ; son rayonnement à l’international, sa puissance, sa crédibilité et même sa légitimité aux yeux des citoyens en dépendent. Et cela ne vaut pas seulement pour les États-Unis.

 

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[1] H.R.5515 – John S. McCain National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2019. En ligne. URL : https://www.congress.gov/bill/115th-congress/house-bill/5515/text#toc-HA29F32CF962444398059D37670B60B11

[2] Le Plan pour le développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle, dévoilé en juillet 2017, prévoit un budget annuel de 22 milliards de dollars, puis 59 milliards de dollars à partir de 2025.

 
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