ANALYSES

Péninsule coréenne : le dialogue bilatéral comme alternative à un multilatéralisme usé ?

Interview
8 mars 2018
Le point de vue de Barthélémy Courmont


Le début de l’année 2018 a été marqué par une multiplication des signaux indiquant une volonté de relancer un processus de normalisation entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. Les initiatives bilatérales de ces dernières semaines ne semblent pourtant pas faire l’unanimité. Les États-Unis, alliés de Séoul, voient d’un mauvais œil ce dialogue qui pourrait signifier une perte d’influence régionale durable sur le plan géopolitique. La visite de la délégation sud-coréenne à Washington dans les prochains jours sera de ce point de vue à la fois éclairante et déterminante. L’analyse de Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS.

Au-delà des déclarations d’intentions de part et d’autre visant à une « normalisation » des rapports entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, quelle est la réalité de l’évolution de la relation de ces deux pays au cours de ces dernières années ?

Cette relation fut pour le moins chaotique, et globalement difficile. Sous les présidences des conservateurs Lee Myung-bak (2007-2012) et Park Geun-hye (2012-2017) en Corée du Sud, la fermeté fut de mise dans le dialogue avec le Nord, mettant ainsi un terme aux années précédentes, marquées par la Sunshine Policy. En réponse au premier essai nucléaire nord-coréen d’octobre 2006, l’option visant à ouvrir le dialogue et à renforcer la coopération en vue de pacifier la péninsule laissa ainsi place à des exigences quant à l’abandon du programme nucléaire nord-coréen au préalable de toute négociation.

La mort de Kim Jong-il en décembre 2011 et l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un eurent un effet amplificateur dans les tensions entre les deux pays, qui se soldèrent notamment par une escalade en 2012. Park, qui semblait au départ plus souple que son prédécesseur, fut dépassée par un cabinet dans lequel les conservateurs avaient conservé des postes clefs, et c’est même sous sa présidence que les mesures les plus fermes à l’encontre du Nord furent prises, avec notamment la fermeture du site industriel de Kaesong (situé au Nord, et dans lequel des entreprises sud-coréennes employaient environ 60 000 travailleurs nord-coréens), ou encore l’accord avec les États-Unis sur le déploiement du bouclier antimissile THAAD. De son côté, la Corée du Nord a accéléré son programme nucléaire, avec un total porté à six essais en onze ans.

L’ancien avocat spécialisé dans les droits de l’homme, Moon Jae-in, le président sud-coréen élu en mai dernier à une large majorité – qui fut accessoirement l’un des artisans du dialogue intercoréen en 2007 (le dernier en date) -, mit en avant une volonté de reprise du dialogue avec Pyongyang pendant sa campagne, insistant par ailleurs sur la nécessité de repenser l’accord sur le dispositif THAAD. Il est en ce sens profondément inspiré par la Sunshine Policy, et en particulier l’héritage de Roh Moo-hyn, l’ancien président (2002-2007), dont il fut l’un des proches collaborateurs jusqu’à son suicide en 2009. Mais sa marge de manœuvre reste limitée, d’abord par les pressions extérieures exercées par Pyongyang et par Washington ; ensuite sur la scène intérieure où sa main tendue vers Pyongyang ne fait pas l’unanimité. Mais clairement, c’est la première fois depuis 2008 qu’un chef d’État sud-coréen manifeste à ce point une volonté d’engager un dialogue avec Pyongyang.

Récente visite d’une délégation du Sud au Nord, annonce d’un sommet  bilatéral à la fin avril, création d’une ligne de communication d’urgence… Quel sens donner à cette soudaine accélération du calendrier diplomatique ?

On parle de « diplomatie express » pour désigner les efforts entrepris depuis le début de l’année 2018, qui accompagnèrent des discours apaisants de part et d’autre, et qui se saisirent de l’organisation des Jeux olympiques d’hiver à Pyeongchang, dans la province du Gangwon (accessoirement la seule province coréenne divisée suite à la séparation entre les deux pays, et donc hautement symbolique). Au-delà des images très positives envoyées au reste du monde pendant ces Jeux olympiques, et en particulier les deux délégations paradant sous une même bannière (comme c’était le cas dans la première moitié des années 2000), c’est surtout la reprise du dialogue, avec des échanges à plusieurs niveaux qui précédèrent la visite de cette délégation sud-coréenne à Pyongyang, qui marquent un tournant. Ces efforts s’inscrivent de fait dans les souhaits de Moon Jae-in, et reçoivent un écho favorable de la part de Pyongyang, ce qui a pour effet d’en accélérer le processus et d’être si spectaculaires. Mais les premiers signes de détente à la fin des années 1990, à l’époque de la Sunshine Policy, n’étaient pas moins spectaculaires, aussi ce n’est pas une si grande surprise.

On retient cependant dans ces initiatives sud-coréennes et l’écho favorable qu’elles semblent – il convient de rester toujours prudent – susciter en Corée du Nord, une volonté de la part des deux Corées d’avancer de manière bilatérale sur la mise en place d’un climat de confiance dans la péninsule. La Sunshine Policy fut le résultat d’efforts multilatéraux, et notamment d’une politique américaine alors engagée sur la voie d’une normalisation de la relation avec la Corée du Nord. Cette fois, il semble que tout soit parti de Séoul, ce qui indique une volonté de s’affranchir du calendrier international et des stratégies des grandes puissances. C’est la plus grande différence avec la Sunshine Policy.

Le Président américain, Donald Trump, reprend aisément à son compte ce que certains considèrent comme un « tournant » dans la péninsule coréenne. Or, son enthousiasme semble loin d’être partagé par son administration. S’agit-il pour les États-Unis de se maintenir par n’importe quel moyen au centre du dossier et d’entraver un hypothétique règlement bilatéral ?

Il est en fait difficile de savoir quel est le véritable positionnement de Donald Trump sur ce dossier. Il a multiplié depuis plusieurs mois les messages très agressifs à l’égard de la Corée du Nord, notamment lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU en septembre dernier, et son ambassadrice à l’ONU, Nikki Haley, est non moins virulente. Par ailleurs, la campagne présidentielle sud-coréenne fut parasitée par des déplacements de responsables politiques américains à Séoul ; d’abord le secrétaire à la Défense James Mattis, puis le secrétaire d’État Rex Tillerson, et enfin le vice-président Mike Pence… Tout cela pour plaider en faveur de THAAD et agiter la menace nord-coréenne, à l’encontre donc de la posture de Moon Jae-in. Les rencontres entre le président sud-coréen et son homologue américain furent par ailleurs houleuses, et la récente annonce de Donald Trump de l’augmentation des taxes sur les importations d’acier, qui ferait du tort à l’industrie sud-coréenne, fut très mal perçue au pays du matin calme. Bref, les relations sont plus distantes que jamais entre Séoul et Washington, et plusieurs sondages d’opinion en Corée du Sud indiquent même que Donald Trump inspire encore moins de confiance que Kim Jong-un…

Enfin, difficile aussi de savoir quels sont les positionnements des membres de l’administration Trump. Tillerson fut rappelé à l’ordre par le locataire de la Maison-Blanche quand il prôna l’apaisement avec Pyongyang, Pence semble très hostile à la reprise d’un dialogue… Il n’y a pas de ligne directrice visiblement. Cela se traduit d’un côté par ce que nous observons depuis plusieurs semaines, à savoir la volonté de Séoul de s’affranchir de son allié américain pour traiter directement avec Pyongyang ; de l’autre, par une diplomatie de l’effet d’annonce que pratique l’administration Trump, et, de fait, la volonté de se maintenir par n’importe quel moyen au centre d’un dossier qui lui échappe. Les récentes prises de position américaines sur un dossier comme le CPTPP, héritier du défunt TPP (mais sans les États-Unis), indiquent la même errance, et accentuent la perception d’une perte d’influence tout aussi notable qu’inquiétante en Asie-Pacifique. C’est pourquoi la visite de la délégation sud-coréenne à Washington dans les prochains jours sera à la fois éclairante et déterminante.
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