ANALYSES

Theresa May et le bateau ivre du Brexit

Interview
9 février 2018
Le point de vue de Olivier de France


Alors que la deuxième phase de négociations sur le Brexit vient de débuter, le pays est plongé dans un état de chaos politique inédit : le parti conservateur semble plus que jamais divisé sur la politique à mener, fragilisant Theresa May, la cheffe du gouvernement. D’autant que le Royaume-Uni paraît être affaibli également sur la scène extérieure. Le point de vue d’Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS.

Entre la publication dans la presse d’un rapport officiel démontrant les dégâts sérieux qu’occasionnerait le Brexit sous toutes les hypothèses, et les rumeurs de renversement de la cheffe du gouvernement, Theresa May dispose-t-elle encore d’un leadership tant au sein de sa famille politique que vis-à-vis de l’Union européenne ?

Le début des négociations de la seconde phase du Brexit a débuté suite à la visite de Michel Barnier à Londres cette semaine. Celles-ci doivent tracer les contours de la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne au-delà de l’échéance du 29 mars 2019, ainsi que les modalités d’un éventuel accord de transition. Le moins que l’on puisse dire est que le Royaume-Uni n’aborde pas ces négociations en position de force. Le pays, qui traverse une période d’instabilité et d’affaissement politique assez inédit dans son passé récent, semble déboussolé.

Un rapport du ministère du Budget britannique est sorti inopinément dans la presse la semaine dernière. Il démontrait que sous tous les scénarios, négociés ou non, le Brexit infligerait un dommage conséquent au pays. Franchement, le constat est loin d’être une surprise. Tout d’abord, parce que ce sont les conclusions auxquelles ont abouti la majorité des experts depuis un an et demi. Mais, on l’a oublié aujourd’hui, c’est aussi le résultat auquel le gouvernement avait abouti lui-même dans son Balance of Competencies Report, une grande étude qu’il avait commandée avant le référendum, et que les conservateurs ont enterré. Il portait sur les relations eurobritanniques et concluait que la situation était relativement favorable aux intérêts nationaux britanniques. Les conclusions du rapport du ministère du Budget sont homogènes par rapport à toutes les analyses récentes, y compris celles du gouvernement britannique lui-même.

Cette annonce arrive dans un moment de fragilité politique très fort. Rendez-vous compte. Tout d’abord, un ministre en charge du Brexit a ouvertement désavoué sa propre administration à la suite de la publication de ses prévisions économiques, et l’a accusée d’avoir falsifié les chiffres afin de présenter des résultats orientés, avant de s’excuser. Des parlementaires ont été accusés de traîtrise pour avoir fait leur travail, et avoir demandé qu’au pays de la démocratie représentative, le parlement ait voix au chapitre dans le vote sur l’accord final. Les juges de la Cour Suprême ont été accusés d’être des « ennemis du peuple » dans la presse, ayant jugé que l’activation de l’article 50 de l’Union devait recevoir approbation du Parlement. Boris Johnson, ex-maire de Londres tout de même, et donc de la City, a violemment critiqué la Confederation of British Industries – peu ou prou l’équivalent anglais du MEDEF – qui souhaite rester dans l’Union douanière. Vénérable et respectée institution britannique, la BBC, après avoir été dénigrée pour sa position anti-Brexit, est aujourd’hui assez durement accusée du contraire.

Avec un bref recul historique on s’aperçoit en somme, que le système politique, juridique, médiatique et diplomatique britannique, qui était reconnu et envié de par le monde, a volé en éclat. Comme sur un bateau qui traverse l’équateur, tout est sens dessus dessous. Rappelons par ailleurs que les postes les plus puissants de l’exécutif britannique sont occupés par des personnalités qui désapprouvaient le Brexit avant le référendum. Theresa May avait (certes timidement) appelé au « Remain », de même que le chancelier de l’échiquier Philip Hammond, et la ministre de l’Intérieur, Amber Rudd. Aussi, l’exécutif britannique et globalement les Tories sont-ils atteints d’une véritable schizophrénie, tiraillés en leur propre sein entre les factions en faveur d’un soft ou hard Brexit. C’est la résultante des tensions qui parcourent le Parti conservateur depuis des décennies, et que le référendum n’a fait qu’exacerber. Mais la personne sous les auspices de laquelle ce bateau ivre qu’est le Brexit a commencé à naviguer est tout de même l’ancien premier ministre David Cameron, ne l’oublions pas. Lui est parti se retirer sur ses terres en sifflotant.

Quant à Theresa May, elle est prisonnière de son poste. En dépit de ce climat marqué d’une grande tension, la Première ministre britannique reste paradoxalement la moins mauvaise solution à l’heure actuelle. Elle est un trait d’union entre toutes ces factions qui s’affrontent et ne trouvent pas de terrain d’entente. Face à la question de Michel Barnier « Quel est votre choix ? », elle n’est pour l’instant pas en capacité de répondre, alors que le temps commence à manquer. Pour le Royaume-Uni, le risque est que la nécessité d’énoncer un choix clair dans des délais de plus en plus courts commence à prendre le pas sur le contenu précis des modalités de sortie de l’UE. Or, actuellement, personne n’est sûr de l’option prise, y compris au sein des conservateurs.

Quelle est la position de l’Union européenne vis-à-vis de cette période d’instabilité politique britannique qui tend à enrayer le processus des négociations ? Saura-t-elle conserver l’image d’unité qu’elle semble afficher jusque-là ?

L’affaiblissement du Royaume-Uni ferait presque passer l’Union européenne pour un acteur uni, cohérent et parfaitement au fait de ses objectifs.  C’est un constat paradoxal au regard des divisions politiques qui minent l’Union européenne sur d’autres dossiers. Sur le Brexit, l’Union européenne est toujours restée cohérente dans les négociations. Cette unité est certes compréhensible à long terme, car tout le monde a compris qu’il s’agissait d’une menace existentielle pour elle. Mais à court et moyen terme,  l’UE joue la partition de la cohésion tout simplement parce que cela fonctionne – comme l’a montrée la première phase des négociations qui fut dominée par l’UE.

Il y a néanmoins plusieurs dangers à cela. Tout d’abord, la seconde phase des négociations sera plus délicate que la première pour Bruxelles, car les intérêts économiques et commerciaux – industrie automobile allemande, agriculture et agro-industrie françaises – des États membres de l’UE vont s’entrechoquer, et des voix vont naturellement émerger pour les défendre.

Par ailleurs, ce succès lors de la première phase ne devrait pas être interprété pour autre chose qu’il n’est. Par exemple, soyons clair, il n’est en rien l’illustration d’une relance tant espérée du projet européen. L’unité de l’UE ne s’étendra pas magiquement du Brexit aux autres domaines qui font dissension. Or, en 2017, les États membres s’étaient dit que l’année 2018 serait cruciale pour le projet européen au vu des échéances en 2019 : élections européennes, nouvelles équipes à la Commission, nouveau budget en préparation. Or, pour l’instant, tout est en stand-by, les réformes se font attendre.

Cet aspect est crucial, car les défauts de l’UE sont connus et la volonté des Britanniques de quitter l’organisation ne vient pas de nulle part. Il ne faudrait donc pas que cette union circonstancielle serve de feuille de vigne pour persister dans le statu quo une année de plus et dissimule d’autres divergences non moins importantes.

L’international a été présenté au lendemain du Brexit comme l’opportunité de renforcer des partenariats bilatéraux avec des pays tiers de l’UE. Pouvez-vous revenir sur le concept de bilatéralisme comme « béquille diplomatique » ?

Pour simplifier, la politique extérieure du Royaume-Uni marche actuellement sur deux jambes : une économique, et l’autre stratégique. La jambe stratégique est inextricablement liée aux États-Unis, notamment à travers l’OTAN et en matière de dissuasion nucléaire, de renseignement, ou d’opérations extérieures.

La jambe économique, elle, est rattachée à l’Union européenne. Il s’agit du premier bloc économique et commercial du monde, et pour le Royaume-Uni, c’est un peu moins de 50% de ses échanges. Le pays s’est ainsi tiré une balle dans le pied économique pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec les enjeux économiques.

Rappelons que depuis John Major et Margaret Thatcher, Londres a eu une énorme influence sur la création du marché unique et sur sa définition. Les Tories sont donc en train de renoncer à un objet qu’ils ont contribué à créer. Si son partenariat économique avec Bruxelles est menacé, sa relation stratégique avec Washington l’est également depuis l’arrivée de Donald Trump. Theresa May se voit donc contrainte de trouver dans le bilatéralisme une béquille diplomatique.

Cette stratégie pose question néanmoins, quand il faudra obtenir des résultats tangibles. Un accord commercial avec la Chine mettrait sans doute plus d’une dizaine d’années pour être préparé, négocié et conclu après le Brexit. Et si l’on prend des pays comme la Chine ou l’Inde, ils ont leurs propres intérêts. Dans le contexte actuel, le rapport de force serait forcément asymétrique et la négociation se ferait mécaniquement aux dépens des Britanniques.
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