ANALYSES

Compromis sur le Brexit : trompe-l’œil ou réussite politique ?

Interview
15 décembre 2017
Le point de vue de Olivier de France


Après des mois de tension et de tergiversation entre Londres et Bruxelles sur la première phase des négociations sur le Brexit, un consensus s’est dessiné que les chefs d’Etat européens ont entériné aujourd’hui au Conseil européen. Au-delà de ce satisfecit provisoire se jouent des enjeux proprement politiques de part et d’autre de la Manche : la légitimité domestique de Theresa May, et la cohésion des autres 27 Etats membres de l’Union européenne. L’analyse de Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS.

Un accord sur la première phase des négociations du Brexit a été trouvé ce vendredi 8 décembre, après des mois d’âpres discussions. Ce compromis est-il satisfaisant pour les négociateurs ?

Ceux qui suivent le football britannique sauront qu’il y est de coutume de dire qu’une équipe d’Outre-Manche ne peut pas gagner le championnat au mois de décembre, mais qu’elle peut en revanche très bien le perdre avant le Boxing Day. Il en est de même pour l’accord entériné par le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) aujourd’hui. Ce compromis a trois mérites.

Il a d’abord celui d’exister, ce qui n’est pas négligeable. Il va ensuite permettre aux discussions en vue du divorce de se poursuivre. Il va enfin rendre possible le début des pourparlers sur la relation entre les deux parties à la suite de leur divorce.

N’oublions pas que les trois dossiers choisis par l’UE comme autant de préalables à la négociation étaient parmi les plus sensibles politiquement et médiatiquement : l’argent, l’Irlande du Nord et le statut des citoyens britanniques dans l’UE et européens au Royaume-Uni. Ils ont provoqué des tensions au cours de ces derniers mois qui ont pu laisser craindre que les négociations ne s’enveniment et ne laissent des traces durables, au-delà cette fois de l’emphase rituelle des tabloïds britanniques.

Plus que l’accord technique en lui-même, elles auraient pu saper la confiance entre les deux partenaires et miner la relation entre le continent, le Royaume-Uni et les deux îles britanniques, avec des conséquences autrement plus graves à long terme. Malgré quelques frayeurs de dernière minute et une ou deux déclarations malhabiles de David Davies ou de Jean-Claude Juncker, ce scénario a pour l’instant été évité.

Reste que le compromis sur les trois dossiers susmentionnés n’est pas suffisant pour garantir qu’un accord soit signé in fine (comme le disent les documents officiels : « nothing is agreed until everything is agreed »), ni a fortiori pour qu’il se révèle satisfaisant pour tous. Mais ce compromis était nécessaire aujourd’hui pour préserver la possibilité d’une solution commune. Au-delà des versants techniques, il s’agissait surtout à mon sens d’un exercice politique destiné à démontrer la bonne volonté des deux parties, et leur souhait commun de trouver une solution mutuellement bénéfique.

A quels enjeux politiques était donc rattaché le succès ou l’échec de cet accord ?

 Pour qu’une négociation existe, il faut que les deux parties aient défini des positions à peu près cohérentes d’une part. Il faut ensuite qu’elles négocient ces positions de manière à peu près rationnelle. Ces conditions n’étaient pas vraiment réunies au départ.

D’une part parce que le Royaume-Uni n’a pas réussi pour l’heure à arrêter une position claire sur le type de Brexit souhaité et sur le type de relation que le pays souhaite entretenir avec l’UE après sa sortie. Cela s’explique par les divisions internes au gouvernement de Theresa May, mais il est handicapant de négocier sans discerner clairement les objectifs en vue desquels on négocie. Il fallait également que l’UE arrête une position commune et s’y tienne. Pour l’instant, la cohésion de l’UE, de ses différents acteurs et de ses capitales n’a pas été prise en défaut, mais elle ne me paraît pas non plus avoir été testée sur les points commerciaux les plus délicats. Enfin, il fallait que les discussions puissent se tenir de manière apaisée, et ne soient pas remises en cause par une acrimonie qui peut facilement faire tâche d’huile.

Pour l’instant, le texte de l’accord est suffisamment ambigu pour jeter un voile pudique sur les désaccords les plus profonds, pour permettre à Theresa May de préserver l’unité de son gouvernement, et même pour que toutes les parties à Londres et à Bruxelles puissent se targuer d’un succès. C’était donc une gageure et de ce point de vue d’une réussite : l’exercice consistait à démontrer la volonté commune des deux parties de trouver une solution. Par cette seule vertu que l’on pourrait qualifier de performative, cela renforce en bout de ligne la probabilité d’une solution négociée satisfaisante.

Quels sont les obstacles majeurs à ce que l’on trouve une solution mutuellement bénéfique ?

Dès lors que l’on regarde au-delà de l’exercice politique et que l’on s’intéresse aux détails de la négociation, les choses deviennent subitement beaucoup moins limpides. La difficulté majeure consiste en ce que négocier les aspects techniques du Brexit sans avoir arrêté une position politique globale est un travail périlleux. Du coup, c’est l’inverse qui est train de se produire : ce sont les arbitrages techniques et les impératifs politiciens qui dessinent progressivement les contours de cette position globale, avec des conséquences parfois non maîtrisées et pour le moins contradictoires.

Ainsi, l’enjeu nord-irlandais et les dynamiques politique internes (le gouvernement minoritaire de May dépend du Parti unioniste démocrate nord-irlandais) ont poussé la Première ministre à promettre à la fois qu’il n’y aurait pas de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, et qu’il n’y aurait pas de séparation entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni sur les questions commerciales. Pour ce faire, le Royaume-Uni devrait rester quasi entièrement dans l’union douanière et le marché intérieur. Pourquoi pas, mais cela se heurte à l’ambition initiale du gouvernement britannique qui souhaitait pouvoir contrôler l’immigration. Il s’agit donc là de positions antinomiques.

Pour l’heure, l’« ambiguïté constructive » de l’accord permet d’éviter de se confronter à ces difficultés, et la perspective d’une période de transition après 2019 permet de ne pas insulter l’avenir (celle-ci risque en réalité de poser de nombreux problèmes politiques car il s’agira d’une période où le Royaume-Uni sera soumis aux décision du continent sans pouvoir y être partie prenante, et sans pourvoir signer d’accord de libre-échange par ailleurs). Il faudra donc bien lever les incertitudes à un moment donné. Mais lever l’incertitude revient à s’ouvrir à la possibilité d’une crise politique à Londres, et à la possibilité – que certains écartent un peu vite – d’une alternance politique qui rebattrait foncièrement les cartes. C’est pour l’heure la crainte de ce scénario qui sécurise paradoxalement le leadership de Theresa May à Westminster.
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