Analyses / Europe, Stratégie, Sécurité
17 février 2025
Yalta ou Entente cordiale ?

À peine les présidents Donald Trump et Vladimir Poutine ont-ils raccroché leurs téléphones que les commentateurs agitent le spectre de Yalta, conférence vue comme un partage du monde entre deux blocs et l’entrée dans la guerre froide entre ces deux mondes irréconciliables. Rappelons que les textes signés à Yalta prévoyaient : la conférence des Nations unies qui mit en place l’Organisation des Nations unies (ONU) en avril – juin 1945, à laquelle la Chine et la France étaient conviées ; de remodeler certaines frontières entre pays européens (Pologne et Allemagne notamment) et d’apporter une aide aux pays libérés de la domination allemande pour installer des gouvernements démocratiques. Seul le troisième objectif ne fut pas atteint puisque l’URSS fit tomber un « rideau de fer sur l’Europe[1] » et imposa le communisme dans tous les territoires qu’elle occupait.
Pour l’heure, c’est seulement à la lecture des accords qui seront signés entre ces deux présidents que nous pourrons pousser la comparaison. Nous constatons cependant que l’Ukraine, les pays européens et l’Union européenne ne sont pas encore pressentis comme pouvant jouer un rôle dans le règlement de ce conflit, alors que Chine et France absentes à Yalta, étaient cependant présentes dans les préoccupations des négociateurs sur la thématique de la régulation internationale.
Cette absence, espérons-le provisoire, est cependant bien cohérente avec les causes fondamentales de cette guerre, clairement énoncées dès 2007 par le président russe dans son discours lors de la conférence sur la sécurité (Munich, 2007) et reprises dans les deux documents envoyés aux États-Unis et à l’OTAN le 17 décembre 2021[2]. Cette guerre est bien une guerre russo-américaine dans laquelle l’Ukraine se trouve impliquée par le fait de sa situation géopolitique. Tout le discours d’exaltation de l’identité russe ou de condamnation du nazisme relève de l’endoctrinement pour obtenir du peuple russe le soutien aux seuls objectifs russes : tenir l’OTAN éloignée de ses frontières (pas d’adhésion de l’Ukraine) ; tenir les États-Uniens à distance (fin du déploiement des systèmes ABM) ; obtenir une place pour la Russie dans une gouvernance multipolaire des relations internationales.
Beaucoup de commentateurs ont aussi parlé d’esprit de Munich à propos de la guerre en Ukraine, en référence aux accords de 1938, alors qu’une référence à la conférence sur la sécurité de 2007 dans cette même ville, aurait pu inciter à relire le discours du président Poutine pour comprendre sa stratégie et ne pas être surpris en février 2022.
Le lien entre Yalta et la situation actuelle est donc ténu dans ce conflit de puissance russo-américain. Seul point commun, le problème de la gouvernance multipolaire, résolu dans son principe à Yalta (lancement de l’ONU), mais devenue rapidement une gouvernance bipolaire (guerre froide) puis unipolaire (hyperpuissance américaine) aux yeux de certains observateurs et de la Russie « le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines […] et est imposé à d’autres États. À qui cela peut-il convenir ? »
À trouver une comparaison historique, l’analogie avec « l’Entente cordiale » franco-anglaise de 1904 parait plus pertinente.
Écartons le fait que, comme par hasard, le rapprochement franco-anglais commence en 1854, lors de la guerre de Crimée contre l’empire russe. L’entente cordiale est avant tout un instrument pour mettre fin à plusieurs siècles de guerre entre les deux empires et réguler leurs politiques internationales. Une alliance, dont un objectif non explicite est de tenir l’Empire allemand, en pleine expansion et animé d’un projet hégémonique mondial, à l’écart du nouveau partage du monde que préparent Grande-Bretagne et France. Raison pour laquelle elle est critiquée par cet empire allemand, qui tente d’en détacher l’Angleterre par des manœuvres d’isolement ou de rapprochement de 1904 à 1914. Peine perdue, le ciment franco-anglais ayant pris, il permet une résistance commune à la poussée germanique contre la France en 1914 et, plus tard, en 1940.
Dans son essence même, l’entente cordiale est donc une alliance de deux empires contre un troisième empire en pleine affirmation hégémonique qui peut contrecarrer leurs stratégies.
Et c’est ici qu’une analogie entre l’entente cordiale et l’esquisse d’un rapprochement russo-américain trouve toute sa pertinence. Non seulement le soutien des États-Unis à l’Ukraine n’a pas donné tous ses effets pour affaiblir la Russie « Nous voulons voir la Russie affaiblie, incapable de mener le type d’actions qu’elle a lancé sur l’Ukraine », mais encore, les effets en sont contrastés. Certes l’OTAN s’est enrichie de deux nouveaux membres, mais la Russie et son immense potentiel minier, énergétique, nucléaire développe une « amitié sans limites » avec la Chine, un troisième empire en pleine affirmation hégémonique et avide de toutes ces ressources pour asseoir son pouvoir.
Les contacts noués entre Russie et États-Unis ne sont pas un nouveau Yalta, car Donald Trump a clairement affirmé son antagonisme avec la Chine. Le problème majeur des États-Unis est de préserver leur hégémonie mondiale. Il n’y a donc pas dans ce rapprochement un partage du monde, mais la préparation de la régulation du monde pour le siècle sinon les siècles à venir. Deux compétiteurs peuvent le dominer : les États-Unis ou la Chine. Et pour atteindre cet objectif, l’un et l’autre ont besoin de la Russie.
L’Entente cordiale sera-t-elle sino-russe ou américano-russe ? La première formule a beaucoup d’avance, mais nous connaissons l’envie de surmonter les défis de Donald Trump et de son équipe. Et pour une Amérique à nouveau grande, pour lui comme pour ses successeurs, un aggiornamento de la politique américaine à l’égard de la Russie est donc indispensable.
Il est capital d’observer la Chine : une réaction immédiate ou l’attente ? Un renforcement des liens avec la Russie pour mieux l’emprisonner dans un filet économique, financier, sécuritaire ? Ou l’indifférence affectée, parce qu’au fond, quatre ans de mandat avec l’actuel POTUS, c’est court dans l’esprit d’un empire millénaire et d’un État communiste bientôt centenaire ?
Et l’Europe ? Osons, pour le simple effet rhétorique, souffler une analogie historique aux nombreux amateurs de l’exercice. Il peut y avoir deux modèles : être acculée dans sa péninsule euroasiatique par un nouvel empire mongol et ses empires héritiers ou être capable d’imposer des « traités inégaux » à la Chine des successeurs de Kubilaï Khan ? Dit de façon plus diplomatique : se laisser dominer ou oser la souveraineté stratégique ?
La route vers la souveraineté stratégique est encore longue et semée d’embûches. Mais déjà, comprendre pourquoi s’esquisse un dialogue stratégique entre la Russie et les États-Unis et vers quoi il tend serait une base solide pour définir son positionnement et ses objectifs.
[1] Formule de Winston Churchill, discours à l’université de Fulton (États-Unis), 5 mars 1946.