Analyses / Observatoire politique et géostratégique des États-Unis
11 mars 2025
Un nouvel âge d’or américain ? L’impact des milliardaires sur la politique économique sous Trump II

Lors de son audition devant le Sénat américain, Scott Bessent, secrétaire du Trésor américain, a déclaré que les États-Unis étaient à l’aube d’un « nouvel âge d’or ». Cette expression fait écho à la « Gilded Age » (période 1870-1890), marquée par l’accumulation du capital par une minorité d’industriels et l’émergence de grands oligopoles dans les secteurs des hydrocarbures (StandardOil), de la banque (J.P. Morgan & Co.), de l’aluminium (Alcoa) et des télécommunications (AT&T). Ces conglomérats furent dominés par des figures telles que J.P. Morgan ou John D. Rockefeller, qualifiés de « barons voleurs » en raison de nombreux abus de pouvoir et de leurs pratiques financières peu soucieuses du code déontologique.
Dans un pays où la réussite est corrélée au niveau de concentration de richesse, les hommes d’affaires ont historiquement exercé une influence majeure sur la sphère politique, exploitant des mécanismes institutionnels comme le lobbying et le financement de campagnes électorales. L’arrivée d’Elon Musk dans la nouvelle administration Trump marque un bouleversement significatif, accélérant la possibilité de « conversion de la richesse en pouvoir politique » (Jeffrey Winters, 2011) et donc de voir accéder au pouvoir une élite économique.
Le ralliement d’Elon Musk à Donald Trump relève-t-il d’une simple convergence d’intérêts à court terme ou d’une stratégie plus profonde visant à remodeler les États-Unis et leur rôle sur la scène mondiale ?
Un projet au caractère totalisant
L’arrivée d’Elon Musk dans l’administration Donald Trump marque un tournant et illustre plus que jamais le rapprochement du politique avec l’économie, théorisé lors du colloque de Lipp en 1939. Sa fortune lui permet de financer un projet économique et politique d’une ampleur inédit. Contrairement à d’autres figures du capitalisme américain, comme les frères Koch, Elon Musk mobilise sa fortune – estimée à environ 430 milliards de dollars en décembre 2024 – au service d’une vision économique, d’un projet politique, et d’une conception anthropologique qui se veulent systémiques. Bien qu’il partage, avec les frères Koch, une sensibilité libertarienne, son projet dépasse largement les considérations économiques classiques : le dessein muskien repose sur un transhumanisme techno-utopique marqué par le dépassement des limites biologiques et terrestres. Elon Musk avait affirmé dans Full Send Podcast que « la plus grande menace pour l’humanité est l’effondrement du taux de fertilité au niveau mondial ». Le milliardaire a ensuite multiplié les déclarations sur la nécessité de rendre la vie multiplanétaire, expliquant en avril 2024 : « Nous devons coloniser Mars tant que la civilisation est encore forte ». Son entreprise SpaceX travaille activement sur ce projet avec le développement du vaisseau Starship.
En finançant à plus 118 millions de dollars la campagne de Donald Trump, Elon Musk a, d’une part assuré la victoire du républicain et s’est offert la possibilité de mettre en œuvre son projet « totalisant ». Dans ce contexte, les nombreuses entreprises apparaissent comme un véritable écosystème allant du microscopique (avec Neuralink) au macroscopique (via Starlink ou SpaceX) au service d’un dessein civilisationnel. Au cœur de cet écosystème intégré, la donnée s’impose comme une ressource stratégique, jouant le rôle de « matière première » fondamentale. Pilier central du projet Muskien, la data alimente les différents secteurs dans lesquels les entreprises Musk évoluent : l’aérospatial (SpaceX, Starlink), l’intelligence artificielle (xAI, Grok), l’automobile autonome (Tesla), les infrastructures de transport (The Boring Company, Hyperloop) et la biotechnologie (Neuralink). L’acquisition de Twitter (désormais X) en 2022 ne s’est pas limitée à un simple positionnement médiatique, à l’image du Washington Post pour Jeff Bezos. Elle s’inscrit en effet dans une logique plus large de captation et d’exploitation de données, essentielles au développement de son intelligence artificielle Grok, intégrée à X. En parallèle, les véhicules autonomes de Tesla collectent chaque jour des milliards de kilomètres de données sur la conduite humaine, tandis que Neuralink ambitionne de fusionner l’humain et la machine à travers des interfaces cerveau-ordinateur.
Pour concrétiser son projet à dimension « totalisante », Elon Musk transpose au champ politique les stratégies éprouvées dans le monde des affaires : disrupter pour monopoliser. Ce mode opératoire repose sur une remise en question des cadres institutionnels établis, lui permettant d’imposer ses propres solutions, souvent en dehors des circuits traditionnels de régulation. L’intervention de Starlink dans le conflit russo-ukrainien illustre parfaitement cette logique. En fournissant un accès Internet par satellite aux forces ukrainiennes dès les premières semaines de l’invasion russe, Elon Musk a comblé un vide laissé par les instances internationales et les infrastructures étatiques défaillantes. Cependant, la suspension temporaire de l’accès à Starlink dans certaines zones sensibles – notamment en Crimée – a révélé l’ampleur du pouvoir discrétionnaire d’Elon Musk dans un domaine aussi stratégique que la guerre numérique. Selon un rapport du Pentagon Oversight Committee de 2023, cette situation soulève une problématique cruciale : la privatisation des infrastructures essentielles à la souveraineté nationale et à la conduite des conflits modernes.
Au-delà des conflits armés, l’influence d’Elon Musk s’étend également aux infrastructures économiques des États. À Mayotte, l’introduction de Starlink a fragilisé la position des opérateurs historiques comme Orange et SFR, redessinant les équilibres économiques locaux. Ce schéma de substitution d’acteurs nationaux s’apparente à une forme de disruption économique où l’absence d’une régulation stricte permet à des entreprises privées d’évincer les acteurs traditionnels sous couvert d’innovation. Cette stratégie trouve un écho dans les dynamiques géopolitiques du Sahel. Au Niger, après le coup d’État de 2023, Elon Musk a suggéré sur X que ses infrastructures pourraient servir à contourner les restrictions imposées par la CEDEAO. Si cette déclaration est restée au stade de l’intention, elle témoigne d’une vision interventionniste où l’entrepreneuriat technologique devient un levier d’influence géopolitique.
Elon Musk ne se contente pas d’exploiter les failles du système international, il reconfigure les rapports de force à son avantage. Ses entreprises ne sont plus seulement des entités économiques, mais des acteurs centraux des relations internationales, influençant directement les choix stratégiques des États. Cette privatisation du pouvoir, qui échappe en grande partie aux mécanismes de contrôle démocratique, pose un défi majeur pour les gouvernements et les institutions multilatérales. Le modèle proposé par Elon Musk, bien qu’encore embryonnaire, pourrait préfigurer – à condition que son alliance avec Donald Trump perdure – une nouvelle ère dans laquelle une petite poignée d’entreprises technologiques, dialoguerait d’égale à égale avec les États.
Faire de l’État une entreprise : les risques de state-capture
L’arrivée d’Elon Elon Musk au Department of Governmental Efficiency (DOGE), acronyme qui fait directement référence à la cryptomonnaie éponyme (Dogecoin), soulève des préoccupations croissantes, notamment en ce qui concerne les conflits d’intérêts potentiels et la concentration de pouvoir économique et politique entre les mains d’une poignée individus. Cette nomination illustre le phénomène plus large de l’influence accrue des grandes entreprises technologiques sur les politiques publiques, ce qui a alimenté des critiques sur l’érosion des principes démocratiques et le risque de capture de l’État (« statecapture »).
Un des enjeux majeurs du prochain mandat de Donald Trump est la gestion de la dette états-unienne. En 2023, les dépenses fédérales des États-Unis ont dépassé 6 000 milliards de dollars, tandis que les recettes n’ont atteint que 4 500 milliards de dollars, ce qui a creusé un déficit budgétaire de 1 500 milliards de dollars. Cette situation s’est aggravée sous la présidence de Joe Biden, la dette publique ayant augmenté de manière significative, passant de 28 000 milliards de dollars à 34 500 milliards de dollars entre 2021 et 2024. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit que la dette publique des États-Unis atteindra 121 % du produit intérieur brut (PIB) d’ici la fin de 2024, une situation qui expose le pays à de nouvelles vulnérabilités économiques à moyen terme (FMI, 2024).
Dans ce contexte, la critique de la gestion financière du pays par Elon Musk est l’occasion pour lui de mettre en place « un État sous surveillance du marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État » (Foucault), en réduisant la taille et l’influence de l’État au profit de grandes entreprises. En effet, Elon Musk souhaite faire profiter ses entreprises des mécanismes d’externalisation des fonctions stratégiques de l’État, en particulier dans les domaines de la défense et de l’exploration spatiale. Par le passé, SpaceX, entreprise fondée par Elon Musk, a signé un contrat avec la NASA en 2008 pour fournir des services de transport spatiaux, d’une valeur de 15 milliards de dollars. En juillet 2024, ce contrat s’élevait à 69 milliards de dollars. Cette situation illustre une tendance croissante à confier à des entreprises privées des missions de plus en plus stratégiques et sensibles, une dynamique qui peut être perçue comme une forme de dérégulation ou de privatisation des fonctions régaliennes de l’État. L’externalisation de telles missions à des entreprises comme SpaceX, qui propose des solutions innovantes à des coûts moins élevés que des acteurs historiques comme Boeing ou Lockheed Martin, a des implications sur l’efficacité, mais soulève aussi des questions de contrôle et de responsabilité.
Pour Elon Musk, l’efficacité ne se limite donc pas à la réduction des dépenses publiques ou au gain de temps qui pourrait en découler : elle devient un levier lui permettant de redéfinir les relations entre technologie, société et pouvoir, tout en consolidant la position de sa galaxie d’entreprises dans la course mondiale à l’innovation. La politique d’efficacité Muskienne apparait comme une étape nécessaire à la réalisation de son mettre son projet civilisationnel. À ce titre, la démission de Vivek Ramaswamy et plus récemment, d’une vingtaine de fonctionnaires américains, intégrés aux effectifs du DOGE interroge : « nous n’utiliserons pas nos compétences techniques pour fragiliser l’appareil d’États ».
La radicalité du projet d’Elon Musk : le ralliement de la Silicon Valley
D’une ampleur inédite, le projet d’Elon Musk alerte également par sa radicalité – radicalité qui provient à la fois du caractère totalisant de son projet et de ses méthodes importées du monde des affaires. Contrairement aux cycles électoraux précédents où la Silicon Valley était perçue comme un bastion démocrate, l’influence d’Elon Musk contribue à un basculement pragmatique, pour certains, idéologique, pour d’autres dans le camp conservateur.
La défiance croissante envers l’État régulateur et l’expansion de modèles économiques transnationaux facilitent une alliance entre Donald Trump et certains entrepreneurs technologiques, soucieux de maintenir une autonomie réglementaire. Historiquement, la Silicon Valley a soutenu les démocrates, en raison d’une convergence autour de valeurs progressistes telles que la diversité, l’inclusion et la lutte contre les changements climatiques, ainsi qu’un intérêt commun pour les politiques favorisant l’innovation publique. Si la diversité et l’inclusion restent des éléments centraux pour attirer une main-d’œuvre jeune et talentueuse, des dirigeants à l’instar de Mark Zuckerberg voient dans l’approche masculiniste et libertarienne du camp républicain, une manière de s’émanciper des garde-fous qu’avaient imposés les démocrates sous la présidence Biden. Meta et Amazon n’ont en effet pas attendu l’investiture de Donald Trump pour mettre un stop à leur programme de diversité. La firme de Mark Zuckerberg, qui avait contribué à auteur d’un million de dollars au fonds d’inauguration de Donald Trump, a annoncé la suppression de ses programmes de Diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) dans ses processus de recrutement, de formation et de sélection des fournisseurs. La société a également mis fin à son programme de vérification des faits aux États-Unis et nommé des figures conservatrices à des postes clés, dont Joel Kaplan[1] et Dana White. Quant à la firme de Jeff Bezos, elle suit une tendance similaire, en supprimant, en janvier 2025, ses programmes liés à la représentation et à l’inclusion.
Le ralliement à Elon Musk peut être également interprété comme une réponse pragmatique face au risque potentiel de se faire disrupter. Le basculement vers le camp républicain peut s’expliquer par ailleurs, par plusieurs facteurs liés à la position dominante et au pouvoir disruptif d’Elon Musk dans le secteur technologique. Elon Musk a démontré en effet, sa capacité à disrupter des secteurs entiers (l’aérospatiale avec SpaceX, l’automobile avec Tesla). La menace qu’il a formulée de boycotter Apple à la suite du choix de la firme de Cupertino de collaborer avec OpenAI plutôt que d’adopter les solutions IA développées par Elon Musk illustre cette dynamique de pouvoir.Sa position au gouvernement pourrait exacerber ces enjeux de régulation de la concurrence. Sa capacité à influencer les choix publics, en orientant notamment, les ressources vers ses projets technologiques (aérospatial, intelligence artificielle), pose la question du possible conflit d’intérêts. Cette question avait déjà été mise en lumière en avril 2021, lorsque la NASA a attribué à SpaceX, au détriment de Blue Origin, un contrat de 2,9 milliards de dollars pour développer un atterrisseur lunaire, suscitant des accusations de favoritisme et des contestations de la part de la concurrence.
Des objectifs, volontairement flous
Le rapprochement entre élites politiques et élites économiques, autrefois discret, devient à l’ère Trump-Musk ostentatoire. Le milliardaire sud-africain marque une rupture en assumant un rôle politique visible et disruptif alors même qu’il n’a jamais été élu, via, d’une part le contrôle de Twitter (devenu X) et, d’autre part, son rôle au sein de l’administration Trump. Bien qu’Elon Musk monopolise la scène médiatique et les réseaux sociaux, son projet global reste difficile à appréhender dans son intégralité. Contrairement à d’autres, qui avaient exposé leur dessein dans des manifestes ou des essais politiques, le fondateur de Tesla se garde bien d’exposer la finalité de son projet et joue, à l’image de Donald Trump, des effets d’annonce sur son réseau social, limitant ainsi la portée des analyses. Nombreux sont les commentateurs de tweet, peu prennent de la distance et tentent de se projeter. Il semble en effet nécessaire de considérer qu’Elon Musk construit son influence comme un engrenage dont les pièces s’assemblent à mesure que son projet prend forme. Cette stratégie de communication lui permet d’écarter tout risque de suspicion de la part de potentiels adversaires. La vision à long terme d’Elon Musk dépasse largement une simple influence sur l’administration américaine. Elle semble s’inscrire dans une logique d’intégration systémique de ses entreprises sous une entité unique, en témoigne la création de la société United States of America Inc. Si le milliardaire ne s’est pas publiquement exprimé sur les intentions précises derrière cette structure, plusieurs indices permettent d’esquisser une hypothèse. United States of America Inc. est citée comme gestionnaire de Group America LLC, une entité dont Elon Musk n’est pas directement mentionné comme propriétaire, mais qui partage la même adresse postale que plusieurs de ses entreprises, notamment Musk Ventures et diverses LLC associées à ses activités. Cette structure intrigue, car elle pourrait servir de véhicule juridique pour consolider son empire industriel et technologique, en lui offrant une flexibilité financière et réglementaire accrue.
[1] Ancien dirigeant républicain, Joel Kaplan a été nommé responsable des affaires internationales chez Méta pour succéder à Nick Clegg.