Un ancien djihadiste reçu à la Maison-Blanche

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La réception à la Maison-Blanche du président intérimaire syrien Ahmed Al-Charaa – ancien combattant djihadiste ayant connu dans les années 2000 les geôles étatsuniennes illégales en Irak, dont notamment la prison d’Abou Ghraib de sinistre mémoire, – ne manque pas d’étonner.  Mais, au-delà de l’apparent paradoxe, cette situation possède sa logique politique. La question se concentre alors sur l’appréciation de la trajectoire politique des nouveaux responsables de Damas. Leur passé djihadiste est connu, mais leur évolution politique ne l’est pas moins. Incarnant une forme d’islamo-nationalisme, ils ne renieront pas leur appartenance à la mouvance islamiste dont ils se réclament. Dans le même mouvement, ils sont profondément syriens et leur préoccupation principale, affirmée, est de préserver l’unité de l’État.

Ils sont donc confrontés à la tâche titanesque de reconstruction d’un pays exsangue, ravagé par une guerre civile de près de 14 ans, où presque toutes les structures doivent être réorganisées. Toute l’énergie politique des autorités intérimaires est tendue vers ce but, avec un triple enjeu : instaurer un régime plus inclusif, reconstituer de solides relations avec le maximum d’États et parvenir à la levée des sanctions qui affectent le pays. Jusqu’ici, les nouvelles autorités politiques syriennes n’ont guère commis d’erreurs, en dépit des violences sociales, politiques et communautaires qui continuent d’endeuiller la société. Si les enjeux économiques sont centraux, ils ne sont néanmoins pas les seuls à devoir être résolus. Cette tension presque exclusive sur les objectifs de stabilisation intérieure leur a d’ailleurs valu quelques critiques quant à leur silence à propos du génocide organisé à Gaza par Israël.

Les questions de stabilisation politique se posent ainsi au quotidien. La Syrie est une mosaïque ethnique et confessionnelle au sein de laquelle les forces centrifuges sont multiples, souvent instrumentalisées par des puissances voisines. Chacun comprend par exemple qu’Israël prétendant s’instaurer protecteur de la communauté druze s’en sert comme d’un moyen de pression sur Damas. La Turquie, pour sa part, maintient des exigences constantes à propos de la question kurde, défi encore plus prégnant pour la stabilité de la Syrie.

Pour autant, ces situations ne sont pas équivalentes et c’est indéniablement Tel-Aviv qui représente aujourd’hui le plus grand risque pour la Syrie. Dès le lendemain de la fuite de Bachar Al-Assad, dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, Israël a multiplié les frappes contre la Syrie : 300 bombardements sur des objectifs militaires syriens sont ainsi recensés en quelques jours. L’armée israélienne s’empresse en outre d’occuper le versant syrien du mont Hermon, violant l’accord de cessez-le-feu de 1974. Depuis, plus de 800 frappes ont visé des infrastructures et capacités stratégiques syriennes et des unités militaires israéliennes se sont durablement installées sur le territoire d’un État souverain. Nouvelle preuve que la guerre préventive devient la norme de la politique régionale de l’État hébreu au mépris du droit international. Une fois de plus, on peut au demeurant constater que les condamnations internationales sont restées rares, timides et sans effet dissuasif.

C’est pour ces quelques raisons que les enjeux de la venue d’Ahmed Al-Charaa à Washington renvoient aux recompositions géopolitiques actuellement à l’œuvre au Moyen-Orient et au rôle que peuvent potentiellement y jouer les dirigeants syriens. Donald Trump, en dépit des aspects souvent erratiques de ses initiatives politiques, possède une ligne politique. Il s’agit de tenter par tous les moyens de contenir la puissance chinoise, de multiplier donc dans ce but les projets et les accords économiques et, au passage, en faire profiter sa famille et ses affidés. Pour ce faire, il a besoin de tenter de rétablir une forme de stabilité favorable aux affaires au Moyen-Orient.

Tout en restant un soutien indéfectible à l’État d’Israël, certaines des initiatives prises par Benyamin Netanyahou gênent incontestablement les projets trumpiens. Ainsi, la volonté d’annexion des territoires palestiniens portée par le gouvernement d’extrême droite israélien, ou encore les frappes de l’aviation israélienne contre la capitale du Qatar au mois de septembre, contrarient ses objectifs et il a, sur ces questions, été obligé de tordre le bras à Benyamin Netanyahou. Donald Trump a en effet probablement perçu que deux choix sont conjoncturellement envisageables au Moyen-Orient. Soit laisser œuvrer la logique de guerre préventive et du tout militaire israélien au risque de la pérennisation d’une instabilité chronique, soit tenter de réduire les tensions politiques en travaillant avec les puissances régionales qui y ont intérêt, l’Arabie saoudite et la Turquie en premier lieu.

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la réception d’Ahmed Al-Charaa à la Maison-Blanche. Donald Trump donne des gages aux deux principaux parrains politiques de ce dernier, Riyad et Ankara. C’est pourquoi il confirme la levée des sanctions à l’encontre de la Syrie – qui doivent néanmoins être validées par un vote du Congrès – qu’il avait initialement énoncée lors de sa visite officielle en Arabie saoudite en mai 2025, déjà à l’époque en présence de Mohamed Ben Salman et de Recep Tayyip Erdoğan. C’est aussi pour cette raison que le Conseil de sécurité des Nations unies a levé, le 6 novembre, les sanctions visant Al-Charaa du fait de son appartenance passée à Al-Qaïda, puis à l’État islamique. Les États-Unis ont fait de même pour que le président intérimaire syrien puisse rentrer aux États-Unis. Du point de vue du président étatsunien, la Syrie semble ainsi revêtir un rôle important dans la stabilisation de la région et il lui importe donc de conforter ses nouveaux responsables. Dans ce processus, nous avons une confirmation supplémentaire que les dirigeants de la mouvance de l’islam politique, dont Ahmed Al-Charaa est un exemple presque chimiquement pur, n’ont rien de révolutionnaire et s’accommodent parfaitement des visées impérialistes dans la région.

Si la chute de la dictature de Bachar Al-Assad est d’une importance capitale pour le peuple syrien, l’histoire n’est pas écrite à l’avance et les défis sont nombreux pour les nouveaux dirigeants de Damas. Pour autant, la réintégration progressive de la Syrie dans les relations régionales et internationales constitue un indicateur des axes sur lesquels les rapports de force géopolitiques sont en train de se recomposer au Moyen-Orient.