Syrie, an 1 : éléments de bilan

7 min. de lecture

Il y a un an, dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, se disloquait un régime qui a marqué de son sceau de fer la Syrie durant 54 années. Dans une offensive fulgurante de 12 jours, les troupes d’Hayat Tahrir Al Cham et de quelques autres groupes insurgés s’emparaient successivement d’Alep, Hama, Deraa, Deir es-Zor, Homs, puis enfin de Damas. La fuite de Bachar Al-Assad, sans qu’il n’y ait de véritables combats, montre l’état d’isolement dans lequel il se trouvait puisque même sa garde prétorienne s’est débandée piteusement.

Les nouveaux dirigeants de la Syrie se trouvent alors confrontés à des défis colossaux dans un pays sinistré : 530 000 morts, près de 200 000 disparus, la moitié de la population déplacée ou en exil, 80 % de cette population vivant en dessous du seuil de pauvreté et entre 300 à 500 milliards de dollars nécessaires pour la reconstruction du pays.

Les questions se concentrent rapidement sur l’appréciation de la trajectoire politique possible des nouveaux responsables de Damas, dirigés par Ahmed Al-Charaa. Leur passé djihadiste est connu, mais leur évolution politique ne l’est pas moins. Incarnant une forme d’islamo-nationalisme, ils ne renieront pas leur appartenance à la mouvance islamiste dont ils se réclament. Dans le même mouvement, ils sont profondément syriens et leur préoccupation principale est de reconstruire et de préserver l’unité du pays. Au vu des multiples défis à relever, notamment économiques, les enjeux sont triples : instaurer un régime plus inclusif, reconstituer de solides relations avec le maximum d’États et parvenir à la levée des sanctions qui continuent d’affecter le pays. Les résultats sont à ce stade en demi-teinte, ce qui ne mérite ni assaut de complaisance ni excès de condamnation.

Au niveau des objectifs de politique extérieure tout d’abord, le parcours des nouvelles autorités de Damas est couronné de succès et consacre la réintégration de la Syrie dans ladite communauté internationale. Reçu par Emmanuel Macron à l’Élysée au début du mois de mai 2025, puis par Donald Trump à Riyad lors de la visite officielle de celui-ci en Arabie saoudite le 14 mai, Ahmed Al-Charaa prononce un discours devant l’Assemblée générale de l’ONU en septembre, ce qu’aucun dirigeant syrien n’avait fait depuis 1967. Il est enfin le premier responsable syrien reçu, le 10 novembre, à la Maison-Blanche, depuis l’indépendance du pays en 1946. Au titre de ses succès internationaux, on ne peut enfin oublier son long entretien avec Vladimir Poutine à Moscou le 15 octobre, qui a abouti à un accord sur le maintien des bases militaires russes sur le sol syrien alors que la Russie avait marqué un soutien indéfectible à Bachar Al-Assad presque jusqu’à la fin de son règne.

Cette série de rencontres nous indique deux éléments essentiels. Tout d’abord, la suspension progressive des sanctions économiques – qui ne vaut pas levée complète et définitive –, principalement occidentales, qui touchaient la Syrie pour faire plier son prédécesseur est peu à peu mise en œuvre ou promise de l’être. Il n’en demeure pas moins que le pays reste classé à haut risque par le Groupe d’action financière (GAFI), empêchant de facto tout transfert de fonds significatif vers la Syrie. La reprise de l’activité économique marque ainsi le pas et les investisseurs économiques internationaux restent bien peu nombreux. C’est donc surtout la réinsertion politique internationale de la Syrie qui s’effectue rapidement puisque le pays devient un des paramètres de la recomposition des rapports de force au Moyen-Orient. Symboliquement, Ahmed Al-Charaa a accepté lors de sa visite auprès de Donald Trump d’être le 89e membre de la coalition internationale contre l’Etat islamique formée par les États-Unis en 2014 ce qui, au vu de sa trajectoire politique, est particulièrement significatif. Mais en réalité, l’essentiel est ailleurs et réside surtout dans son acquiescement du dispositif étatsunien d’endiguement de l’Iran. En d’autres termes, accepter de faire allégeance à Washington pour mieux bénéficier des bonnes grâces de cette dernière. Le fait d’ailleurs que ses deux principaux soutiens, la Turquie et l’Arabie saoudite, elles-mêmes en phase actuellement avec les initiatives de Donald Trump ne laisse guère de doutes sur les orientations de la politique régionale des nouveaux dirigeants de Damas. Finalement, ils déclinent ce qu’un ministre des Affaires étrangères turc avait théorisé en son temps : « Zéro problème avec ses voisins ».

De ce point de vue, une difficulté persiste néanmoins quant à la politique d’Israël. Nous savons la politique militariste tous azimuts que Tel-Aviv déploie dans la région au mépris des fondamentaux du droit international. La Syrie ne fait pas exception. Profitant de la brève période de flottement politique consécutive à la fuite de Bachar Al-Assad, début décembre 2024, Israël multiplie les frappes : 300 bombardements sur des objectifs militaires syriens sont recensés en quelques semaines. Depuis, ce sont probablement plus de 800 frappes qui ont visé des infrastructures et capacités stratégiques syriennes pour empêcher qu’une armée nationale puisse se restructurer. L’armée israélienne occupe en outre le versant syrien du mont Hermon, partie du Golan, violant unilatéralement l’accord de cessez-le-feu de 1974. Des unités militaires israéliennes sont donc illégalement installées sur le territoire d’un État souverain et, une fois de plus, la guerre préventive devient la norme pour l’armée israélienne. On peut à ce propos noter que les condamnations internationales sont restées rares, timides, et sans effet dissuasif.

En matière de politique intérieure, le bilan est beaucoup plus nuancé. Tout d’abord, on constate que la grande majorité des postes décisionnels et de responsabilités politiques et administratives a été attribuée à des compagnons d’armes d’Ahmed Al-Charaa, ceux qui l’entouraient dans la gestion de la province d’Idlib depuis 2015-2016. La tentation d’exercer une forme d’hégémonie sunnite est bien présente et de ce fait contradictoire avec la volonté proclamée de mise en œuvre d’un système politique inclusif.

Par ailleurs, un test crucial concerne la gestion des communautés confessionnelles et/ou ethniques, au premier rang d’entre elles celle constituée par les Kurdes. Le protocole d’accord signé entre les autorités intérimaires du pays et les Forces démocratiques syriennes (FDS), le 10 mars 2025, trace la perspective de l’intégration des institutions civiles et militaires de la région autonome kurde au sein de l’État. Cet accord a rapidement été adoubé par Ankara, qui redoute la potentielle reprise d’une guerre civile dans le pays. Néanmoins, de nombreuses clauses demeuraient imprécises et devaient être éclaircies d’ici la fin de l’année 2025 pour que la normalisation commence à être effective. Ce n’est visiblement pas le cas actuellement tant les divergences persistent entre les FDS et Damas, concernant notamment le degré d’intégration des forces kurdes au sein de l’armée nationale ou sur celui de l’autonomie des régions kurdes – aussi peuplées de tribus arabes – par rapport à la capitale.

La relation avec d’autres minorités, confessionnelles celles-ci, il s’agit des Alaouites et des Druzes, est encore plus tendue et a donné lieu à des violences caractérisées et de représailles en mars et juillet 2025. Aux yeux des nouvelles autorités politiques, les Alaouites sont suspects en raison des origines de la famille de Bachar Al-Assad. Certes, l’on peut admettre que les violences commises à leur encontre sont surtout le fait de milices indépendantes que le pouvoir peine à véritablement à contrôler et surtout à intégrer dans l’armée nationale. Il n’empêche, la propension à faire porter une responsabilité collective sur cette communauté minoritaire est condamnable. Pour ce qui concerne les Druzes, la question est encore plus compliquée puisqu’une partie d’entre eux est instrumentalisée par Israël qui utilise aussi ce moyen pour affaiblir le pays en prétendant s’imposer comme leur protecteur. La gestion de ces deux communautés est certainement le plus délicat dossier que doit affronter le gouvernement transitoire, et il n’a pas réussi sur ce point à ce jour.

La reconstitution de l’unité et de la souveraineté du pays constitue donc le défi majeur pour les nouveaux responsables du pays soumis aux pressions contradictoires de deux de ses voisins. La Turquie tout d’abord, grande bénéficiaire du changement de régime à Damas, cherche à obtenir un accord de défense stratégique qui lui permettrait de disposer d’une ou plusieurs bases militaires dans le pays. Israël, ensuite, pour les raisons évoquées précédemment, dont le maintien de la présence sur le sol syrien relève d’une volonté manifeste d’affaiblissement du pouvoir syrien.

Dans ce jeu complexe, il apparaît que les États-Unis, tout à leur volonté de recomposer les rapports de force moyen-orientaux sous leur égide, sont confrontés à une difficulté majeure. Tout en maintenant un soutien inconditionnel à l’État hébreu il s’agit aussi de limiter l’agressivité de sa politique régionale, facteur désormais évident de déstabilisation. C’est pourquoi Donald Trump préfère s’appuyer sur la Turquie et l’Arabie saoudite pour soutenir la Syrie et qu’il tente par ailleurs de favoriser un accord de normalisation entre cette dernière et Israël. En vain, puisque l’exigence d’Ahmed Al-Charaa que toutes les troupes israéliennes quittent le territoire syrien n’a jusqu’alors pas eu gain de cause.

Si la chute de la dictature de Bachar Al-Assad est d’une importance capitale pour le peuple syrien et pour l’évolution des rapports de force au Moyen-Orient, l’Histoire n’est pas écrite et les difficultés sont nombreuses pour les dirigeants de Damas qui considèrent qu’intégrer le dispositif étatsunien est la meilleure garantie à leurs yeux de stabilisation du pays.

Didier Billion