Entretiens / Sécurité humaine
9 juillet 2025
Séville 2025 : la coopération internationale à l’épreuve de ses contradictions

Le 3 juillet dernier se clôturait la quatrième conférence internationale sur le financement du développement, au sortir de laquelle fut adopté l’« engagement de Séville ». Approuvé à l’unanimité, le document prévoit un renforcement du financement existant à travers un « cadre mondial renouvelé ». Malgré les ambitions qu’il incarne, des lacunes sont perceptibles nuançant déjà l’efficacité de sa mise en pratique. Quels sont les enjeux principaux de cet engagement multilatéral et les objectifs qu’il vise ? L’absence des États-Unis lors de ce processus compromet-elle de manière significative la réalisation de ces objectifs ? Comment cet engagement est-il perçu par les acteurs internationaux du développement ? Le point avec Fatou Élise Ba, chercheuse à l’IRIS, en charge du Programme Sécurité humaine.
Dans quelle mesure l’absence des États-Unis à la table des négociations est-elle révélatrice des défis auxquels la coopération internationale fait face dans le contexte actuel ?
Tout d’abord, les conférences internationales sur le financement représentent des espaces de dialogue où se réunissent décideurs, organisations internationales, acteurs de la société civile et représentants du secteur privé pour se mobiliser collectivement sur les grands défis économiques et sociaux mondiaux. La 4e Conférence internationale sur le financement du développement (FFD4), qui s’est tenue à Séville, en Espagne, du 30 juin au 3 juillet 2025, s’inscrit dans une série de cadres multilatéraux : la Conférence de Monterrey (2002) qui a fait émerger un premier consensus autour du financement du développement et de la responsabilité partagée entre les États ; la conférence de Doha (2008), organisée dans un contexte de crise financière mondiale, a fait émerger la nécessité de renforcer la stabilité de l’architecture financière internationale ; la conférence d’Addis-Abeba (2015) a quant à elle permis d’établir les engagements pour structurer les Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030. La conférence de Séville intervient ainsi à cinq ans de l’échéance des Objectifs de développement durable.
Historiquement, les États-Unis ont joué un rôle particulièrement proactif dans la mise en œuvre des engagements internationaux lors de ces conférences. En tant que première économie mondiale et acteur majeur du financement, leur rôle est prépondérant dans la mobilisation des ressources. Cependant, un point crucial de cette conférence fut le retrait de Washington du processus de négociation, le « Compromiso de Sevilla » (l’ « Engagement de Séville »), le document-cadre final. Ce retrait a été largement interprété comme un signe des fractures géopolitiques croissantes. Le 19 juin 2025, à l’Organisation des Nations unies (ONU), juste avant le sommet sur le financement du développement à Séville, Jonathan Shrier, le représentant américain auprès du Conseil économique et social, avait pourtant réaffirmé l’engagement américain en déclarant : « Notre engagement envers la coopération internationale et le développement économique à long terme demeure ferme ». Les États-Unis se sont cependant fait le choix de l’inverse et ce sont retirés du processus. L’administration américaine a justifié cette absence par une crainte que ces engagements ne portent atteinte à sa souveraineté nationale et ses intérêts économiques domestiques. Le « multilatéralisme à la carte » des États-Unis est plus que jamais d’actualité et s’inscrit dans les orientations de la politique étrangère américaine, qui doit tendre exclusivement vers les intérêts intérieurs (« America First »). Le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a d’ailleurs exprimé l’espoir de voir les États-Unis retrouver une place centrale dans l’aide aux pays des Suds, confrontés à des défis considérables. L’incertitude géopolitique actuelle et l’érosion de la confiance entre les nations, comme l’a rappelé le Président du Conseil européen, António Costa, démontrent que le multilatéralisme traverse une période trouble, menaçant la capacité à « relancer le moteur du développement » face à un déficit de financement colossal et à une dégradation des situations d’endettement dans les pays les plus fragiles.
Dès la prise de pouvoir de l’administration Trump II, on a pu observer une remise en question concrète de l’aide internationale et du paradigme de développement, notamment avec le démantèlement de la majorité des programmes et des financements de l’USAID, l’Agence des États-Unis pour le développement international. Le gouvernement américain considère que l’aide ne servirait pas en priorité les intérêts des États-Unis. Un point relativement contestable, étant donné que l’aide publique au développement s’est révélée un excellent instrument de soft power en période de crise, notamment en matière de sécurité nationale, pour garantir de bonnes relations diplomatiques avec d’autres États, en particulier les pays où prolifèrent des menaces multiples.
En définitive, le retrait des États-Unis contribue à fragiliser les cadres de coopération internationaux. Stratégiquement, il peut être perçu comme le reflet d’une volonté de privilégier des logiques bilatérales, concurrentielles et transactionnelles, dans un contexte marqué par la reconfiguration des alliances stratégiques mondiales. Cette posture affaiblit les dynamiques de coordination entre les nations face à des enjeux transversaux comme le changement climatique, les inégalités économiques ou les crises humanitaires qui nécessitent des réponses collectives.
À l’exception d’Emmanuel Macron, on peut d’ailleurs pointer que l’ensemble des dirigeants des autres grandes économies du G7 n’étaient pas présents, préférant déployer des délégations de hauts responsables. Cet événement visait à initier une réflexion profonde sur le financement du développement, notamment dans les pays des Suds. Le retrait de la première puissance mondiale laisse place à de nouvelles puissances, et tend à un recul occidental de l’aide, avec l’émergence de nouveaux États bailleurs, mais aussi d’acteurs privés. Les BRICS+ ont démontré des engagements renouvelés, et notamment la Chine, qui s’est progressivement implantée dans des pays dont les États-Unis se sont brutalement retirés.
Alors que le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies Antonio Guterres appelle à « relancer le moteur du développement », quels sont les principaux domaines d’action visés par « l’engagement de Séville » ?
La volonté d’accélérer la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), notamment par des financements suffisants, s’inscrit dans un plaidoyer onusien visant à apporter une réponse globale aux défis mondiaux, en particulier dans un contexte de crises multiples où les pays en développement font face à un endettement croissant. Les Nations unies estiment qu’environ 4 000 milliards de dollars d’investissements supplémentaires par an seraient nécessaires (soit une augmentation de 50 % des financements du développement) pour atteindre les ODD. La conférence a mis en exergue l’inadéquation de l’architecture actuelle du financement international pour répondre aux défis de développement durable.
En 2024, la dette publique mondiale a atteint un record de 102 000 milliards de dollars. Pour les pays des Suds, le coût de la dette est disproportionné et limite l’accès à des financements abordables. Ces pays consacrent souvent davantage de fonds au paiement des intérêts de la dette qu’au financement de politiques publiques essentielles comme la santé ou l’éducation. Et cette situation pourrait s’aggraver dans un avenir proche. Les pays africains sont particulièrement concernés, puisqu’ils allouent plus de 10 % de leurs ressources publiques au remboursement des intérêts de la dette, au détriment de leur propre développement. La conférence a permis de replacer ce contexte au cœur de discussions de haut niveau. Les parties prenantes ont appelé à développer des mécanismes de prévention des crises et à améliorer l’inclusivité des pays à faible revenu. Pour pallier les inégalités mondiales, une proposition a notamment été présentée pour promouvoir une fiscalité plus efficace des « super riches » du monde entier, à l’initiative de l’Espagne et du Brésil.
L’Engagement de Séville aborde la question de l’endettement mondial en proposant notamment des alliances entre pays et banques de développement afin d’introduire des clauses de suspension de la dette en cas de crise, mais aussi à renforcer les ressources publiques domestiques. Cette feuille de route vise à alléger le fardeau de la dette, à catalyser l’investissement nécessaire pour financer le développement, et à mobiliser les grandes entreprises afin d’attirer des fonds privés. Néanmoins, cela ne constitue pas à ce stade une véritable restructuration globale de l’architecture financière internationale. L’absence d’engagements contraignants et le manque de coordination entre acteurs publics et privés limitent lourdement la portée opérationnelle de ces initiatives.
Plus largement, le déclin progressif de l’aide au développement, bien que souvent perçu négativement, peut également offrir de nouvelles perspectives d’autonomie pour les pays à faible revenu, et notamment les États africains. Cette dynamique les contraint à rompre avec des logiques de dépendance historique. Face à la fragmentation des cadres multilatéraux, les pays les moins avancés sont davantage dans une nécessité de renforcer leur autonomie budgétaire, de promouvoir l’investissement intra-africain et conjointement, de développer activement les partenariats public-privé. Cette réorientation vers des modèles de développement endogènes est en totale adéquation avec les objectifs de l’Agenda 2063 de l’Union africaine.
Que révèlent les critiques des acteurs du développement international sur les limites de cet engagement, pourtant ambitieux en la matière ? Quel impact sur leurs actions de terrain ?
Plusieurs Organisations non gouvernementales (ONG) et acteurs de la société civile ont identifié des limites dans « l’Engagement de Séville », notamment en ce qui concerne le manque d’actions concrètes. En effet, la déclaration finale se contente de réaffirmer l’objectif de consacrer 0,7 % du revenu national brut (RNB) à l’aide publique au développement (APD), sans engagements opérationnels clairs. Cette déclaration contrastait fortement avec les coupes budgétaires massives observées récemment, les plus importantes depuis 1960.
Des pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France ont considérablement réduit leur contribution, sous la pression de la crise de la dette mondiale. Certains secteurs risquent d’être particulièrement touchés. L’UNESCO a notamment alerté sur la diminution de l’aide à l’éducation lors de la conférence de Séville. Ce soutien pourrait chuter de plus d’un quart entre 2023 et 2027, après avoir déjà enregistré une baisse de 12 % en 2024, mettant en péril l’éducation de millions d’enfants, en particulier dans les zones de conflit. Oxfam a également dénoncé le manque d’ambition de l’engagement de Séville, estimant qu’il peine à imposer des actions concrètes de la part des pays du Nord qui « ont esquivé leur responsabilité face à la crise de la dette ».
Plusieurs acteurs observateurs ont souligné que l’Engagement de Séville prévoit des financements souvent déconnectés de la réalité du terrain, car elles ne tiennent pas compte des vrais coûts d’emprunt ni de la crise de la dette qui freine les pays les plus vulnérables. De manière générale, sans des financements significatifs et des réformes structurelles, les organisations sur le terrain continueront de faire face à des ressources limitées et les pays en développement resteront sous un fardeau de la dette. Une marche manifestement mal avancée pour atteindre les ODD à seulement cinq ans de l’échéance. Enfin, un autre point de critique majeur fut l’accès limité des représentants de la société civile aux discussions officielles la conférence, relevant un manque d’inclusion.