Entretiens / Observatoire géopolitique de l’espace post-soviétique
11 juin 2025
Quelles perspectives face aux négociations russo-ukrainiennes restées infructueuses ?

Alors qu’Istanbul accueillait la deuxième session de pourparlers autour de la résolution du conflit russo-ukrainien le 2 juin dernier, les deux belligérants ont fait part de leurs exigences en perspective d’un accord de paix. Le terrain d’entente est cependant loin d’être trouvé alors que la Russie maintient les mêmes prérogatives qu’il y a 3 ans, notamment sur la cession des territoires annexés que l’Ukraine entend garder sous son giron. En vue d’une troisième rencontre, prévue à la fin du mois, les portes des négociations s’entreferment au profit de la prolongation des affrontements. Dès lors, quelles pourraient être les modalités d’un accord entre le Kremlin et Kiev ? Quelles sont les dynamiques actuelles des rapports de forces sur le champ de bataille ? Dans la perspective d’un conflit prolongé, quelles sont les capacités russes, tant économiques, militaires que diplomatiques sur le long terme ? Le point avec Igor Delanoë, chercheur associé à l’IRIS, expert de la géopolitique de la Russie.
Dans quelle mesure ce second cycle négociations de paix qui s’est tenu à Istanbul a-t-il mis en exergue une incompatibilité entre les exigences de Vladimir Poutine et les volontés de l’Ukraine et des puissances occidentales ? Sur cette base, quelles pourraient être les termes d’un accord entre l’Ukraine et la Russie ?
Le contenu des deux mémorandums échangés par les délégations russe et ukrainienne illustre le fossé qui existe entre Kiev et Moscou sur l’approche de la résolution du conflit. Rappelons que Russes et Ukrainiens se sont entendus lors du premier tour de discussion le 16 mai pour élaborer chacun un mémorandum établissant leur vision des conditions et du calendrier pouvant conduire à la fin des hostilités (on ne parle pas encore de paix…). Sans surprise, les provisions du texte russe ressemblent à celles du projet d’accord russo-ukrainien de mars-avril 2022 qui n’avait pas abouti. Dans l’esprit, il est proche des deux propositions d’accords envoyés sous forme d’ultimatum par la Russie aux États-Unis et à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en décembre 2021. En substance, le Kremlin a consigné dans ce mémorandum ce qu’il estime être des solutions à ce que l’on appelle à Moscou les « racines de la crise » en Ukraine : abandon par l’Ukraine de ses ambitions d’intégrer l’OTAN, garanties pour les russophones et la langue russe, interdiction de glorifier des figures historiques controversées (comme Stepan Bandera…). À cela s’ajoutent le plafonnement des effectifs et des capacités de l’armée ukrainienne, ainsi que la reconnaissance de l’appartenance à la Russie des territoires annexés en 2014 (Crimée) et en 2022 (quatre régions de Kherson, Zaparojie, Donetsk et Lougansk), même si l’armée russe ne contrôle pas l’intégralité de ces territoires. Le document ukrainien est bien différent dans la mesure où il s’attache à établir un cessez-le-feu total et inconditionnel préalablement à l’ouverture de négociations sur le fond de la crise. Il y est aussi question d’une rencontre entre Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, dont le Kremlin ne veut pas, ainsi que de garanties de sécurité pour l’Ukraine.
Autrement dit, le document russe vise à entériner une capitulation de l’Ukraine, qui serait aussi celle de l’Occident sur le plan géopolitique, ce qui, au passage, n’aurait pas été le cas pour les Occidentaux si le projet d’accord avait abouti en avril 2022 à Istanbul… Or, l’Ukraine ne se considère pas comme défaite. Autrement dit, à ce stade, le mieux que l’on peut attendre de ces pourparlers, dont un troisième tour de discussion est attendu fin juin, sont des échanges de prisonniers et de corps. On peut imaginer des concessions de part et d’autre sur certains points, comme dans toute négociation, mais le point de rupture pour les Russes demeure le statut hors bloc de l’Ukraine (qui était inscrit dans la constitution jusqu’à son remaniement après 2014) et l’absence de bases et contingents étrangers. De même, il paraît difficilement envisageable que Kiev adhère à un texte qui reconnaisse juridiquement la perte de ses territoires. En résumé, je dirais qu’aujourd’hui, Russes et Ukrainiens continuent de miser sur le champ de bataille pour consolider leur position de négociation.
Dans ce contexte marqué par l’intensification de la guerre en Ukraine et de l’opération « Toile d’araignée » lancée par Kiev ce 1er juin, quel état des lieux peut-on dresser des rapports de force actuels, notamment militaires, entre la Russie et l’Ukraine ?
Le rapport de forces général penche plutôt en faveur de l’armée russe qui conserve l’initiative stratégique et attaque avec une intensité variable selon la partie du front considérée. En mer Noire, le statu quo domine, malgré la récente tentative ukrainienne de faire sauter le pont de Crimée. L’activité opérationnelle russe est relativement restreinte dans la région de Kherson, tandis que les troupes de Moscou ont accentué la pression dans le Donbass depuis la fin de l’hiver. Ces derniers jours, les forces russes ont été en mesure de prendre le contrôle de territoire allant jusqu’à 50 km² par jour. Cette accélération conduit à évoquer le démarrage d’une offensive d’été. Plus au nord, on constate des poussées dans les régions de Kharkov et Sumy, où les Russes cherchent à établir ce qu’ils appellent une « zone tampon », afin de mettre à l’abri de l’artillerie et des incursions ukrainiennes les régions frontalières de la Russie. Même si les forces russes parviennent manifestement à non seulement remplacer leurs pertes, mais aussi à créer de nouvelles unités, cela ne s’avère toutefois pas suffisant pour faire craquer le dispositif ukrainien, même avec l’ajout de la puissance de feu de l’artillerie.
De son côté, l’armée ukrainienne est moins mal en point qu’elle l’était l’an dernier, lorsque l’aide américaine était bloquée par le Congrès : le matériel afflue, les Américains maintiennent la transmission de renseignements en temps réel aux Ukrainiens, et les forces ukrainiennes sont en phase de réorganisation de leurs unités. Toutefois, son principal défi reste celui du renouvellement des effectifs et de la formation des soldats. Les Ukrainiens compensent partiellement le manque de personnel par l’emploi massif de drones qui sont intégrés dans leur dispositif de défense, qu’il s’agisse de frappes dans la profondeur ou d’attaquer les groupes d’assaillants. Des opérations comme « Toile d’araignée », si elles n’ont aucun impact sur la dynamique du champ de bataille, visent avant tout à exposer les vulnérabilités russes, à porter le conflit loin dans le territoire russe et à remonter le moral des troupes et galvaniser les soutiens de Kiev.
Après plus de trois ans de conflit, quels impacts la guerre en Ukraine a-t-elle eus sur la Russie, tant sur les plans géopolitique, économique, militaire qu’énergétique ? À ce titre, Moscou est-elle toujours en posture de faire valoir ses exigences ?
Au regard du mémorandum russe remis aux Ukrainiens à Istanbul début mai, la Russie conserve en tout état de cause les mêmes exigences qu’en 2021. Moscou estime toujours, à tort ou à raison, que le temps joue en sa faveur, et continue de miser sur l’épuisement général en Ukraine, et la décomposition du soutien à Kiev dans le camp occidental. L’économie russe – qui n’est pas en état de guerre, mais plutôt en situation de mobilisation – a connu une croissance d’un peu plus de 4 % l’an dernier. Cette croissance est principalement portée par une politique de relance néokeynésienne fondée sur l’investissement public dans le complexe militaro-industriel russe. Celui-ci employait l’été dernier, selon le ministre de l’Industrie et du Commerce, 3,8 millions de personnes, dont 700 000 ont été embauchées depuis février 2022. Ces investissements aboutissent à la production d’obus, de pièces d’artillerie et de tanks qui ne contribuent pas, en tant que telles, à de la création de richesse. Mais ils s’accompagnent en revanche de paiements de salaires en hausse substantielle, qui permettent la consommation des ménages, elle-même source de croissance. Les salaires moyens réels ont augmenté de près de 10 % en 2024, après une hausse de presque 9 % en 2023. Le vrai point noir demeure l’inflation, évaluée actuellement à environ 10 % en moyenne, ce qui a provoqué le maintien du taux directeur de la Banque centrale russe à 21 % pendant la plus grande partie de l’année 2024. Ceci étant dit, on constate depuis le printemps un refroidissement de l’économie russe : le nombre d’offres d’emploi diminue (le chômage reste historiquement bas à 2,3 %) et l’inflation, à défaut de diminuer, cesse de progresser. La croissance est estimée à 1,5 % pour 2025. Cette baisse d’activité s’explique par le coût exceptionnellement élevé de l’investissement pour les entreprises qui ne peuvent se permettre d’emprunter avec un taux autour de 25 %… Ceci a conduit la Banque centrale à ramener ces jours-ci son taux à 20 %.
Les dépenses de défense russes ont sensiblement augmenté : d’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), elles s’établissent en 2024 à 7,1 % du PIB avec 149 milliards de budget (+38 %), ce qui équivaut à un peu moins de 20 % de l’ensemble des dépenses budgétaires fédérales. Exprimée en parité de pouvoir d’achat – le ministère russe de la Défense n’engage aucune dépense en dollar –, cette somme est plus élevée… Il y a quelques jours, le secrétaire général de l’OTAN affirmait que la Russie produisait en trois mois autant d’obus que l’ensemble des pays de l’OTAN en un an ; un constat déjà dressé par le Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), le général Cavoli, il y a quelques semaines, lors de son audition par le Congrès américain.
Autrement dit, avec un déficit budgétaire à 1,7 % du PIB, l’ensemble donne schématiquement l’impression d’une maîtrise de la situation par les pouvoirs publics. Cela dit, ce « modèle » n’est pas tenable à long terme, ni même à moyen terme. Une économie russe dopée aux investissements guerriers n’est pas une option pour le développement du pays, ni une bonne nouvelle pour les voisins occidentaux de la Russie. L’Union des républiques socialistes soviétiques, qui dépensait autrement plus pour son armée, en a fait les frais. Les investissements privés étrangers se sont effondrés depuis 2022, et la Russie aura besoin de solutions technologiques étrangères pour son industrie aéronautique civile, son industrie automobile et pour mettre en valeur certains gisements d’hydrocarbures enfouis dans le Grand Nord. Ceci conduit au sujet des sanctions et de leur levée partielle et progressive dans le cadre du processus de négociation…