Entretiens / Asie-Pacifique
12 juin 2025
Quelles perspectives après l’élection du progressiste Lee Jae-muyng à la tête d’une Corée du Sud désillusionnée ?

S’il est un terme souvent revenu dans les commentaires sur la situation intérieure sud-coréenne suivant la tentative de coup d’État du Président Yoon Suk-yeol, du 3 décembre 2024, c’est le qualificatif de « chaotique ». Selon ceux-ci, le pays a traversé les six mois les plus instables de son histoire. Il n’est donc pas certain que l’élection présidentielle du 3 juin ramène confiance et stabilité politique dans le pays alors que l’environnement régional proche, dont l’évolution des relations Chine, Russie, Corée du Nord, reste très fluctuant. Face à une crise politique majeure, on peut se féliciter que les institutions coréennes, de l’Assemblée nationale à la Cour constitutionnelle, se soient révélées solides, mettant en œuvre la Constitution avec fermeté. Dans la rue, des millions de citoyens ont manifesté pacifiquement, exprimant leur attachement aux valeurs démocratiques. Ce mouvement, salué comme une victoire de la jeune république sud-coréenne, a aussi révélé les failles de son système politique, rappelant la nécessité de réformes de fond pour en garantir un fonctionnement sans à-coups ni confrontations violentes entre ses principales institutions et corps d’État. Le point avec Marianne Péron-Doise, directrice de recherche à l’IRIS, co-responsable du Programme Asie-Pacifique et directrice de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique.
Comment analyser la situation de la Corée du Sud au lendemain de l’élection présidentielle. La crise politique des derniers mois est-elle close ?
La Corée du Sud se remet à grande peine d’une série d’évènements dramatiques déclenchée le 3 décembre 2024 lorsque le président conservateur Yoon Suk-yeol, issu du Parti du Pouvoir du peuple (PPP) a déclaré la loi martiale, déclenchant une vague de protestations dans tout le pays. Ce dernier s’est largement mobilisé et la communauté internationale a pu suivre les épisodes de la destitution du Président Yoon Suk-yeol par le Parlement : sa suspension, son arrestation, sa libération soudaine et finalement la confirmation de sa destitution par la Cour constitutionnelle le 3 avril 2025. Cette longue séquence a amoindri le PPP tout en donnant un certain élan à l’opposition progressiste représentée par le Parti démocrate de Corée (PD). Yoon Suk-yeol ayant été destitué, la Corée du Sud a su s’organiser rapidement pour désigner un nouveau président le 3 juin. Sans surprise, le candidat favori, le député Lee Jae-myung, issu du PD, que Yoon Suk-yeol avait battu lors de l’élection la plus serrée de l’histoire de la Corée du Sud en 2022 a été finalement élu avec 49,2 % de voix contre 41,5 % pour son rival conservateur.
La destitution du Président Yoon a profité sans aucun doute au Parti démocrate et à son leader, portés par une opinion publique favorable à un mouvement qui s’est activement impliquée dans la préservation des institutions démocratiques du pays. Ce vote a avant tout sanctionné l’aventurisme et l’exercice autoritaire du pouvoir de Yoon Suk-yeol tout en exprimant une perte de confiance dans le PPP. Les conservateurs sont désormais confrontés à un difficile exercice d’équilibre entre la prise de distance avec l’ancienne administration et le maintien de la fidélité à son héritage pour préserver le soutien de l’électorat de base et redorer son image publique.
Sur le fond, ces développements politiques n’ont fait qu’accentuer les défis fondamentaux de la société politique coréenne dont la polarisation autour des deux principales formations du pays et ses sous-produits, c’est-à-dire le scepticisme de la population et la perte d’illusion face à une classe politique dont l’essentiel des discours est de vilipender les adversaires, cherchant la confrontation personnelle plutôt que des débats de fond. Si l’ensemble des observateurs se sont félicités de la solidité des institutions démocratiques du pays, il faut aussi prendre en compte le désenchantement croissant des électeurs, dont beaucoup se sont totalement désengagés de la vie politique.
Dans le cours de la campagne précédant les élections présidentielles, Lee Jae-myung s’est retrouvé mêlé à une série d’enquêtes judiciaires (sur des accusations diverses, dont la violation de la loi électorale, la corruption de témoins, des projets immobiliers opaques) suscitant de sérieux doutes sur sa probité. Il est donc à craindre que l’opposition alimente la confusion liée à ces accusations et n’entretienne un cycle de représailles politiques visant à éroder la légitimité présidentielle. On a déjà pu observer que ces pratiques symptomatiques du fonctionnement politique du pays pouvaient susciter des situations de tensions susceptibles de conduire à des blocages institutionnels. C’est en partie ce qu’enseigne un examen attentif de la crise majeure déclenchée par la menace du recours à la loi martiale par Yoon Suk-yeol. La présidence Lee s’annonce donc d’emblée fragile.
Comment analyser le rôle joué par la société civile sud-coréenne dans la crise des derniers mois. Faut-il s’attendre à de nouvelles mobilisations ? Le nouveau Président sera-t-il en mesure de répondre aux attentes d’une population en quête de changement ?
Historiquement mobilisée contre les régimes autoritaires depuis les années 1980, la société civile sud-coréenne a joué un rôle proactif dans l’évolution démocratique du pays. Cette dynamique a culminé avec le soulèvement populaire (conduit par les étudiants, les ouvriers et les églises) de juin 1987. Face à la pression de la rue, le régime du président Chun Doo-hwan (un temps tenté par le recours à l’armée) acceptera d’organiser l’élection du président au suffrage universel direct et à engager d’autres réformes dont l’octroi de droits sociaux.
Cette société civile est devenue une force incontournable, un contre-pouvoir effectif, car elle seule semble en mesure d’offrir un espace d’expression populaire pour exprimer le mécontentement vis-à-vis des institutions politiques. C’est ainsi que le pays a connu plusieurs procédures de destitution de présidents en exercice, chacune accompagnée d’une mobilisation d’ampleur de la rue. En 2004, lors de la tentative de destitution du président Roh Moo-hyun initiée par l’opposition, un mouvement national citoyen s’est organisé autour de veillées aux bougies, obtenant l’abandon de l’initiative. En 2016, des millions de citoyens se sont rassemblés à travers le pays, en participant à de nouvelles veillées pour obtenir la destitution de la présidente Park Geun-hye accusée de corruption et d’abus de pouvoir. Cette mobilisation massive conduira à une procédure officielle par la Cour constitutionnelle en mars 2017. Dans la crise déclenchée par Yoon Suk-yeol, qui a finalement conduit à la troisième procédure de destitution, les rassemblements citoyens ont également joué un rôle décisif, notamment les jeunes.
Ces exemples révèlent le décalage entre les aspirations et le sens démocratique aigu des citoyens coréens et la représentation politique établie qui ne parvient qu’imparfaitement à permettre une régulation fonctionnelle et responsable de la démocratie à travers les institutions. On le voit, l’un des principaux défis qui attend Lee Jae-myung réside dans la nécessité de restaurer un sentiment de cohésion nationale dans un pays encore clivé et méfiant face aux représentations politiques traditionnelles. Au regard de la polarisation marquée de l’écosystème politique national, il ressort que l’adhésion aux idées du Parti démocrate n’est pas unanime. Durant sa campagne, le candidat démocrate a parlé d’encadrer les risques d’une nouvelle crise politique en réduisant le pouvoir présidentiel par le passage d’un mandat unique de 5 ans à deux mandats de 3 ou 4 ans. On peut d’ailleurs soulever la question du rôle des femmes et de l’égalité des sexes au sein de la société et du monde du travail, thèmes peu abordés durant la campagne. Sur les 7 candidats, il n’y a eu aucune femme et de façon générale la parité est loin d’être atteinte au sein d’une société coréenne largement patriarcale. Le maintien du ministère de l’Égalité des genres et de la famille est intervenu de justesse sous le précédent gouvernement. Le Président élu témoigne d’un parcours qui évoque les aspirations des classes populaires. Ouvrier devenu avocat des droits de l’homme puis maire de Séoul et gouverneur de la province de Gyeonggi, Lee Jae-myung a souvent été perçu comme un réformateur enclin à s’attaquer aux inégalités croissantes. Le futur gouvernement devra rassembler des opinions divergentes pour avancer sur des réformes essentielles, notamment celles touchant à l’économie, l’éducation et l’emploi. Les préoccupations économiques sont particulièrement pressantes. La Corée du Sud est confrontée à un taux de chômage élevé chez les jeunes et des inégalités économiques grandissantes pèsent sur la croissance de la treizième économie mondiale.
Quels seront les principaux défis de la politique étrangère sous la présidence de Lee Jae-myung, et quelles orientations stratégiques la nouvelle administration devrait-elle privilégier ?
L’autre question fondamentale pour le nouveau gouvernement démocrate est la prise en compte des défis géopolitiques qui se posent au pays. Avec les tensions croissantes dans la région, notamment la relation avec la Corée du Nord et l’accentuation des rivalités entre la Chine et les États-Unis, Lee Jae-myung ne dispose guère de marges de manœuvre. Les décisions qu’il prendra en matière de politique étrangère et de défense seront cruciales, non seulement pour la sécurité nationale, mais également pour l’image de la Corée du Sud sur la scène internationale. Pour l’heure, les orientations annoncées témoignent d’une relative continuité avec la précédente administration. Le président cherche à éviter toute nouvelle tension que ce soit au plan interne ou externe, notamment avec un grand allié américain intransigeant sur un grand nombre de sujets sensibles pour l’économie sud-coréenne.
Dans son discours d’investiture du 4 juin 2025, le président Lee Jae-myung a prôné le renforcement de l’alliance avec les États-Unis et celui de la coopération trilatérale engagée par son prédécesseur avec Washington et Tokyo. Il a également évoqué l’ouverture de perspectives de dialogue avec la Corée du Nord bien que celle-ci se soit employée à détruire tous les symboles des relations intercoréennes tout au long de l’année 2024, rompant quelque peu avec la fermeté affichée par la présidence Yoon. Cette approche pragmatique, si elle se confirmait dans les faits, tranche avec le positionnement traditionnel de la diplomatie du Parti démocrate, généralement arcbouté sur les questions mémorielles face au Japon. Si elle peut provoquer des remous au sein de sa base électorale, la poursuite du rapprochement avec le Japon ne peut qu’être appuyée par le parti conservateur.
La relation avec les États-Unis constitue un autre sujet susceptible de provoquer des réactions populaires significatives. Dans l’immédiat, le gouvernement doit faire face à certaines turbulences, principalement en raison de la logique transactionnelle de Donald Trump, y compris pour ses plus proches alliés. Séoul est ainsi en butte aux menaces répétées du Président américain en matière de droits de douane sur l’acier, l’aluminium, les semi-conducteurs et les automobiles, produits qui représentent près de la moitié des exportations sud-coréennes vers les États-Unis. Par ailleurs, la problématique du « partage du fardeau » des coûts des bases militaires américaines en Corée du Sud où 28 500 soldats sont installés est un autre sujet délicat – et ce depuis longtemps – alors que les autorités avaient conclu en 2024 un accord avec l’administration Biden portant leur charge à 1,05 milliard de dollars américains en 2026 soit une augmentation de 8,3 % par rapport à 2025.
Autre difficulté prévisible, la stratégie d’équilibre traditionnelle que le Parti démocrate a toujours cherché à maintenir entre Washington et Pékin risque de trouver ses limites en raison de la priorité mise par l’administration américaine à l’endiguement de la Chine. Tout en adressant ses félicitations au Président Lee, le secrétaire d’État Marco Rubio a ainsi évoqué des « interférences chinoises » dans le cours des élections coréennes. Or, la Chine constitue l’un des premiers partenaires commerciaux de la Corée du Sud.