Entretiens / Observatoire géopolitique du numérique et des technologies émergentes
23 juin 2025
Quel rôle l’IA est-elle susceptible de jouer dans le futur de la défense ?

Au cœur de l’innovation technologique, l’intelligence artificielle (IA) s’impose dans le domaine militaire comme partie intégrante de l’appareil défensif et opérationnel des États qui s’y intéressent. Entre outil de captation, d’interprétation et de suggestion, son utilisation permet un gain d’efficacité tel que sa maîtrise devient un véritable atout sur la scène internationale. Elle tend à modifier les dynamiques de marché alors que la diversification des acteurs s’accentue. Dans quelle mesure l’IA s’impose-t-elle comme le futur de la pratique militaire ? Face à cette réalité, quels sont les acteurs participant au développement de l’IA ? Comment se positionnent la France et l’Europe sur la question ? Le point avec Alain Filipowicz, chercheur associé à l’IRIS.
L’ IA constitue un élément phare de ce salon 55e Salon du Bourget. Elle semble être incorporée dans de plus en plus d’équipements de défense et de manière plus approfondie, laissant moins de responsabilités à l’homme. Est-ce que l’IA est le futur de la guerre et sa maîtrise apportera-t-elle la supériorité absolue ?
S’agissant de l’utilisation de l’IA dans les systèmes de défense, il ne faut pas parler de perte de responsabilité. Ce serait faire une grave erreur qui nous amènerait à des conséquences potentiellement funestes telles que celles évoquées dans « Le Docteur Folamour » où la doomsday machine, copiée des Américains et mise en place par les Soviétiques, déclenche automatiquement un feu nucléaire en riposte à une erreur. Il existe trois types d’utilisation de l’IA pour les systèmes de défense. L’IA dédiée aux capteurs qui permet de digérer des signaux divers (images, vidéos, sons, vibrations, etc.) pour non plus transmettre de l’information brute devant être interprétée par des humains, mais des informations élaborées (tel jour à telle heure, j’ai vu ceci ou cela…). L’IA générative qui, ayant absorbé des corpus énormes de données textuelles, permet de gagner du temps à l’élaboration de textes divers (comptes-rendus, analyses…). Enfin l’IA d’aide à la décision stratégique qui va au-delà des deux premières en intégrant des données de nature diverse en proposant par exemple des analyses de comportement de l’ennemi et des prévisions de ses actions. À la lumière de ces utilisations, l’IA est un futur des opérations militaires car elle apporte des gains de temps, de la diminution de charge mentale, des détections de signaux faibles et des conseils en stratégie. Néanmoins, l’humain se doit de rester aux commandes en toute circonstance, modifier l’art de la guerre en lui faisant une confiance aveugle serait suicidaire. Quant à considérer une notion de supériorité absolue qu’apporterait l’IA, cette problématique ne lui est pas spécifique, mais relève plutôt de la problématique classique de la symétrie ou de la dissymétrie du conflit et des forces en présence.
Comment se situe la France et l’Union européenne (UE) en matière de maîtrise de l’IA ? Quels sont ses points de force et ses faiblesses ? Avec quels compétiteurs ?
L’IA est un enjeu national pour la France. L’État a d’ailleurs lancé plusieurs groupements de laboratoires académiques auxquels sont associées nombre d’entreprises, dont certaines ont des activités notables dans l’économie de la défense. Il s’agit des 3IA lancés en 2018 à Paris, Nice, Grenoble et Toulouse. S’agissant de l’Europe, la situation est contrastée selon les États membres. Il conviendrait d’ailleurs que l’UE lance un projet important d’intérêt européen commun (IPCEI – PIIEC) sur le sujet spécifique de l’IA comme elle l’a fait récemment sur l’électronique, les télécoms et les batteries. Il n’en demeure pas moins que les puissances de feu américaines avec les GAFAM et chinoises avec les BHATX sont redoutables, hégémoniques et impérialistes. Face à l’imposition de modèles d’IA issus de ces pays, la France et l’Europe ont malgré tout des cartes à jouer : légiférer sur l’usage de l’IA pour éviter de faire n’importe quoi comme en sont tentés tout un tas de pays et gouvernements, développer des IA de confiance et de performance qui, contrairement à l’approche de certains « apprentis sorciers » non européens, permettent de garantir des fiabilités de fonctionnement et une traçabilité des résultats issus de l’IA. Ne pas le faire pourrait conduire un jour à un rejet de ces technologies au niveau mondial par les populations, un peu à la manière du « Jihad Butlérien » de Dune de Frank Herbert. Il conviendrait aussi d’orienter les utilisations de l’IA sur les domaines qui en ont réellement besoin : le véhicule supposé autonome a-t-il réellement un sens quand de moins en moins de nos citoyens ne peuvent plus se payer de véhicules neufs parce qu’ils sont déjà bien trop chers, que nos routes, nos villes, nos lois et nos comportements sont, de plus, inadaptés ? Ce n’est qu’ensemble avec nos entreprises, nos laboratoires et nos services étatiques que nous autres européens pourront nous faire une place dans un monde que les GAFAM et les BHATX veulent clairement diriger et contrôler.
La recherche de dualité revient régulièrement dans le discours du ministre des Armées. Il serait une des réponses à la remontée en puissance de l’industrie de défense. L’IA est-elle une réponse à cette recherche de dualité et est-elle susceptible de faire entrer des acteurs de l’industrie civile dans le domaine de la défense ?
La recherche de dualité (civile et militaire) existe depuis plusieurs décennies dans les armées et fait l’objet à la fois d’une attention particulière et d’un soutien pour l’aider à se développer. Une des raisons en est que dans une logique d’équipement d’une armée nationale et malgré l’export de matériels hors de nos frontières, la rentabilité de mise au point et de fabrication de seuls systèmes militaires n’est pas forcément rentable et profitable pour une entreprise, qu’il s’agisse d’une start-up, d’une petite ou moyenne entreprise (PME), d’une entreprise de taille intermédiaire (ETI) ou d’un grand groupe. Il en va de même des technologies et des composants à l’intérieur de ces systèmes, dont les coûts peuvent parfois être fortement divisés s’ils sont d’origine civile et produits ou utilisés à large échelle. La recherche de dualité se doit donc d’intégrer tous les niveaux en vue d’un système. L’IA fait naturellement partie de cette logique. Elle est aujourd’hui un composant logiciel critique. Un service ou un système intégrant de l’IA peut, dans certains cas, faire gagner tellement de performance, d’efficacité et de temps, qu’il est vital pour la base industrielle et technologique de défense française, et plus largement, européenne, (BITD et la BITD-E ) de l’intégrer, et qui plus est, dans une logique duale. Comme évoqué plus haut, l’enjeu du réarmement de l’Europe et de la performance de nos économies impose une collaboration approfondie. L’UE et ses États membres ne s’y sont pas trompés quand ils obligent les bénéficiaires de subventions pour des projets à communiquer sur leurs travaux et avoir des approches plus généreuses en matière de propriété intellectuelle pour les entreprises européennes. Tout cela ne doit pas cependant être fait de façon angélique face à nos compétiteurs hors Europe dont on connaît l’agressivité en matière d’espionnage industriel et l’absence de vergogne quant au respect de la propriété industrielle. Il est clair que de nombreuses entreprises auront dans l’avenir à être considérées pour intégrer la BITD.