Analyses / Observatoire politique et géostratégique des États-Unis
16 juin 2025
L’état de la politique américaine, sans mentionner « Donald Trump »

En 1969, Georges Perec publia un roman remarquable, La Disparition. Il l’écrivit sans utiliser une seule fois la lettre « e », ni ses variantes accentuées « é » et « è » — d’où le titre de l’ouvrage. Or, cette lettre est la plus fréquente de la langue française. Comme on peut l’imaginer, ce fut un exercice extrêmement difficile, que Perec a néanmoins brillamment réussi. J’aimerais aujourd’hui me livrer à une performance d’une exigence comparable : rédiger une analyse de la politique américaine contemporaine sans mentionner une seule fois un certain nom. Mais je me demande si ma tâche n’est pas plus ardue encore. Un seul homme a, à ce point, dominé l’actualité des États-Unis qu’il semble presque impossible de penser le présent — et a fortiori l’avenir — sans y faire allusion. Je vais tenter l’expérience. Après tout, cette personne n’est peut-être que le symptôme — ou le catalyseur — de bouleversements bien plus profonds en cours de l’autre côté de l’Atlantique.
Les Américains semblent avoir perdu leur optimisme. Historiquement, ce grand pays riche, doté d’une démocratie vieille de 250 ans, inspirait confiance et fierté à ses citoyens. Cela semble de moins en moins être le cas aujourd’hui. De profonds bouleversements économiques et sociaux ont, depuis des années, sapé l’idée que l’avenir serait plus prospère pour les générations futures. Dans un sondage réalisé en 2023 par le Wall Street Journal et le National Opinion Research Center (NORC), 78 % des Américains interrogés ont répondu par la négative à la question suivante : « Êtes-vous confiant ou non que la vie de la prochaine génération sera meilleure que celle que vous avez connue ? » Un tel pessimisme surprend au sein d’un peuple traditionnellement si entreprenant.
La négativité ambiante se traduit par une profonde déception à l’égard de nos institutions démocratiques. Selon une enquête du Pew Research Center réalisée au printemps 2024, seulement 22 % des adultes américains ont déclaré faire confiance au gouvernement fédéral « toujours » ou « la plupart du temps ». Cette perte de confiance s’étend à pratiquement tous les piliers d’une démocratie saine : le pouvoir législatif, les tribunaux, les médias, les partis politiques, le système éducatif. Dans un tel contexte, il devient plus facile de comprendre la passivité — voire l’enthousiasme — des électeurs face aux multiples atteintes aux institutions et aux normes de notre démocratie. Si l’on croit que tout est corrompu ou dysfonctionnel, peu importe que le président ignore les injonctions des juges, déporte des immigrants sans procédure régulière, abolisse des agences du gouvernement fédéral sans l’aval du Congrès qui les a créées, licencie des milliers de fonctionnaires sans autorisation, supprime le financement fédéral des universités dont les opinions politiques ou sociales divergent de celles du chef de l’État, ou encore envoie des soldats contrôler les frontières en dépit des interdictions d’employer les forces armées à des fins policières. On applaudit même.
Cette désillusion est exacerbée par le fait que, de part et d’autre, les partis politiques misent sur la peur pour mobiliser leurs électeurs. Pour motiver un votant, deux voies s’offrent à un leader : la foi ou la crainte. Soit il propose une vision ambitieuse de transformation nationale, comme lors de la Révolution américaine au XVIIIe siècle ou du mouvement des droits civiques dans les années 1960 ; soit il suscite la peur. À l’heure actuelle — et cela est frappant — c’est cette seconde approche qui prédomine. D’un côté, on clame que le pays est submergé par les immigrés, que l’économie a été délocalisée en Chine et au Mexique, que le « wokisme » menace de détruire la culture « judéo-chrétienne » traditionnelle. De l’autre, on affirme — peut-être à juste titre — que l’Amérique est au bord de la dictature, et que les adversaires politiques sont des extrémistes qui mèneront le pays à sa perte. Pas d’entente possible.
Les Américains sont donc profondément divisés. Il est devenu courant d’affirmer que les États-Unis le sont « plus qu’à tout autre moment depuis la guerre de Sécession ». Cette guerre, rappelons-le, fut la plus meurtrière de l’histoire du pays, avec plus de 600 000 morts. Le Pew Research Center note que le mot qui revient le plus souvent dans ses enquêtes récentes pour décrire la politique américaine actuelle est « divisive ». Deux tiers des Américains se disent « en colère » lorsqu’ils pensent à la politique. Et ce sont les électeurs les plus engagés politiquement qui sont aussi les plus « épuisés » et « enragés ». Près de la moitié de l’électorat américain pense que les membres du parti opposé ne sont pas seulement nuisibles à la politique, mais carrément maléfiques, selon des données de sondage de l’Université Johns Hopkins (SNF Agora Institute). Une anecdote particulièrement révélatrice : Dans l’ordre présidentiel ayant mobilisé la Garde nationale pour répondre aux défis sécuritaires en Californie cette semaine — chaque unité étant normalement composée de réservistes d’un même État, placés sous l’autorité de leur gouverneur — Washington n’a pas précisé quelles unités seraient envoyées pour protéger les agents et bâtiments fédéraux contre les « émeutiers ». Des médias ont spéculé que le président se réservait la possibilité d’envoyer des unités issues d’États plus républicains — tels que le Mississippi ou le Montana — où les soldats pourraient être culturellement plus hostiles aux manifestants que leurs camarades californiens. Même la sécurité devient partisane.
Sur le plan international, les changements sont tout aussi significatifs. L’Américain moyen ne s’intéresse pas forcément de près à la politique étrangère, mais il a longtemps adhéré à l’idée que les États-Unis étaient destinés à jouer un rôle prééminent dans le monde, notamment en raison de leurs valeurs démocratiques. Sa richesse, conjuguée à sa sagesse supposée, conférait à l’Amérique à la fois le droit et le devoir d’assumer le leadership mondial. Cette conviction subsiste encore dans une partie de l’électorat, mais elle est nettement moins ancrée dans la conscience collective qu’autrefois. Le Chicago Council on Global Affairs a constaté en 2024 que « moins de six Américains sur dix estiment que les États-Unis devraient jouer un rôle actif dans les affaires mondiales… Il s’agit de l’un des niveaux les plus bas enregistrés depuis que cette question a été posée pour la première fois en 1974. » Ce basculement vers une forme d’isolationnisme est particulièrement marqué du côté républicain — ce qui est d’autant plus frappant que le parti républicain a traditionnellement prôné un activisme fort en matière de politique étrangère. Dans ce contexte, un retrait des États-Unis de l’Organisation de traité de l’Atlantique Nord ou l’abandon de l’Ukraine face à l’agression russe apparaissent désormais comme des options bien plus plausibles qu’elles ne l’auraient été par le passé. Par ailleurs, même si les Américains continuent à soutenir, dans l’ensemble, le principe du libre-échange, ils sont de plus en plus nombreux à se montrer favorables à un certain protectionnisme nationaliste. Il y a encore quelques années, des droits de douane de 145 % imposé à un partenaire commercial auraient semblé impensables. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En somme, l’Amérique d’aujourd’hui est, pour de multiples raisons, bien plus réceptive aux bouleversements politiques spectaculaires que ce n’était le cas par le passé.
Donald Trump a largement contribué à cette transformation, mais il n’en est pas l’origine profonde. Avec lui ou un autre, les États-Unis se trouvent désormais métamorphosés — et rien ne semble pouvoir les ramener en arrière.
Zut ! Je n’ai décidément pas la rigueur de Georges Perec.
Retrouvez régulièrement les éditos de Jeff Hawkins, ancien diplomate américain, chercheur associé à l’IRIS, pour ses Carnets d’un vétéran du State Department.