Analyses / Asie-Pacifique
8 septembre 2025
Le nouveau XXIe siècle a-t-il commencé à Tianjin ?

À l’occasion du sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), l’Inde de Narendra Modi s’est rapprochée de la Russie et s’est apparemment réconciliée avec la Chine, tournant ainsi le dos aux États-Unis. Cette normalisation spectaculaire des deux géants et rivaux de l’Asie, si elle se poursuit, ne pourra que contribuer à donner forme à l’ambition du « Sud Global » de supplanter un ordre international post-américain. Pour autant, l’Inde est-elle prête à renoncer à son « autonomie stratégique » pour un système international dominé par la Chine ?
De toutes les images de Chine diffusées dernièrement, la plus stupéfiante n’est pas celle des ogives nucléaires géantes défilant le 3 septembre 2025 place Tiananmen pour le quatre-vingtième anniversaire de la capitulation du Japon et la fin définitive de la Seconde Guerre mondiale, sous les yeux de Xi Jinping, Vladimir Poutine et Kim Jong-un. Après tout, les dirigeants chinois, russe et nord-coréen sont notoirement alliés depuis des lustres. Et la Chine est la première puissance militaire de la planète, par le nombre de ses soldats. En revanche, la photo officielle du sommet de Tianjin, datée du 31 août, crée un précédent historique, en entérinant de manière magistrale la mise à l’écart de l’Europe et de l’Amérique du Nord.
À l’heure où les États-Unis réduisent leur voilure internationale et où les Européens s’avèrent de moins en moins capables de faire bloc pour défendre leurs valeurs démocratiques, l’État de droit, la liberté d’expression et l’indépendance de la justice, la Chine rassemble autour d’elle une quarantaine de pays jugeant que leur heure a sonné. Sur la photo en question, leurs dirigeants sont alignés devant un condensé de paysages urbains associant les idées de patrimoine et de modernité, à l’occasion du sommet annuel de l’OCS. Cette structure intergouvernementale, destinée jusqu’ici à renforcer les liens dans une région comprise entre les portes orientales de l’Europe et l’Extrême-Orient, entend désormais résolument bâtir un nouvel ordre mondial anti-occidental. Une ambition encouragée par le repli sur soi des États-Unis engagé par Donald Trump durant son premier mandat, et renforcée par les provocations et coups de tête de celui-ci, depuis son retour à la Maison-Blanche au mois de janvier 2025.
Ordonnateur de la grand-messe qui vient de se tenir à Tianjin, Xi Jinping a délivré, en la présence remarquée du Secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, un message très clair : le monde est entré « dans une période de turbulences et de changements » telle, qu’il est impératif de mettre en place une « nouvelle gouvernance mondiale ». Ce tournant doit, selon lui, permettre de « démocratiser les relations internationales » et « renforcer la représentation des pays en développement ». Pékin se pose ainsi en puissance alternative et responsable, œuvrant pour un monde plus juste et plus stable. Ce projet réunit une brochette impressionnante d’hommes à la tête de régimes totalitaires, Xi Jinping et Vladimir Poutine, donc, mais aussi leurs homologues biélorusse Alexandre Loukachenko, iranien Massoud Pezeshkian, ouzbèke Shavkat Mirziyoyev, birman Min Aung Hlaing… ainsi que plusieurs “autocrates”, lexique en vogue pour désigner poliment ceux qui, à la différence des vrais dictateurs, acceptent encore d’organiser des élections prétendument démocratiques afin de sauver les apparences, comme le turc Recep Tayyip Erdogan, le pakistanais Shehbaz Sharif ou l’indien Narendra Modi.
La présence de ce dernier aura d’ailleurs constitué l’un des événements majeurs du sommet de l’OCS. Jusqu’ici il n’avait pas fait grand cas de cette enceinte, en 2023 et en 2024, il s’était fait représenter à la réunion annuelle de l’organisation par son ministre des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar. Le Premier ministre indien, qui excelle dans les postures théâtrales, s’est promené main dans la main avec Vladimir Poutine et a ri bruyamment avec ce dernier et Xi Jinping devant les caméras du monde entier. Une manière de faire oublier les couleuvres qu’il est obligé d’avaler, prix de sa renonciation forcée à “l’amitié” qu’il entretenait par le passé avec Donald Trump. Le président américain n’a pas hésité à infliger, le 27 août, des droits de douane de 50 % sur les produits indiens. Objectif ? Donner un coup d’arrêt aux exportations de l’Inde vers les États-Unis, en raison de la persistance de Delhi à se fournir en pétrole russe, malgré l’invasion de l’Ukraine en février 2022 et les sanctions occidentales contre Moscou.
Il y avait eu un précédent en 2018, lors du premier mandat de Donald Trump, à propos du pétrole iranien. Mais à l’époque, Delhi avait obtempéré et stoppé les achats incriminés. Cette fois, l’agressivité de Donald Trump est manifestement allée trop loin, fût-elle motivée par deux autres sujets ultra sensibles : le refus de Narendra Modi de soutenir sa candidature au prix Nobel de la Paix, et celui de reconnaître, au printemps dernier, le rôle joué par Washington dans l’arrêt de la courte guerre déclenchée par l’Inde au Pakistan, à la suite d’un attentat terroriste au Cachemire indien. L’Inde, en froid soudain avec les États-Unis, n’a d’autre choix que de se tourner vers la Russie et la Chine pour tenir le rang géopolitique et civilisationnel auquel elle prétend sur la scène internationale.
Persuadé que le XXIe siècle sera « le siècle de l’Inde », Narendra Modi, au pied du mur, réoriente maintenant sa politique étrangère. Le « multi-alignement » dont il vantait les vertus a semble-t-il atteint ses limites. À force de vouloir exploiter les opportunités créées par les contradictions mondiales, l’Inde, qui se rêvait présente partout, se retrouve nulle part. Certains commentateurs indiens y voient l’échec spectaculaire de la diplomatie de l’embrassade (« hug », en anglais) que Narendra Modi déploie depuis plus de dix ans, consistant à serrer dans ses bras tous les dirigeants étrangers qu’il est amené à rencontrer, quitte à placer ces derniers dans un profond embarras. La vanité, aussi, des rassemblements publics géants mettant en scène de prétendues proximités, à grand renfort de manifestations d’affection surjouées comme ce fut le cas, entre autres, avec Donald Trump à Houston, au Texas, en 2019, et à Ahmedabad, fief politique du dirigeant indien, dans le Gujarat, l’année suivante.
Dans le nouveau contexte glacial qui prévaut avec la Maison-Blanche, le leader nationaliste hindou s’affiche ostensiblement avec le président russe et opère simultanément un rapprochement ubuesque avec le président chinois. Sa présence à Tianjin a fait d’autant plus sensation qu’il ne s’était pas rendu en Chine depuis sept ans, du fait des tensions diplomatiques régnant entre les deux géants d’Asie à la suite de plusieurs incursions de l’armée chinoise en territoire indien, le long des 3 800 kilomètres de leur frontière commune, sur les hauteurs de l’Himalaya. Plus que jamais, Narendra Modi occulte le fait qu’en 2020, l’armée chinoise a tué une vingtaine de soldats indiens et grignoté mille kilomètres carrés de territoire indien au Ladakh, région dont Pékin s’était déjà approprié une gigantesque portion en 1962 (37 000 kilomètres carrés). Par ailleurs, la Chine a clairement soutenu le Pakistan lors de l’affrontement armé avec l’Inde en mai 2025 suite à l’attentat au Cachemire.
Entre 2014, année de son accession au pouvoir, et 2020, Narendra Modi avait pourtant rencontré dix-huit fois Xi Jinping. Féru d’acronymes, il se vantait alors de transformer les relations bilatérales avec la Chine de « INCH » (Inde et Chine) à « MILES » (Millennium of Exceptional Synergy, ou millénaire de synergie exceptionnelle). Voilà que les deux grandes puissances nucléaires, qui comptent à elles deux quelque 2,8 milliards d’habitants, soit plus du tiers de l’humanité, se réconcilient et, symbole fort, rétablissent entre elles les liaisons aériennes directes qui avaient été stoppées il y a cinq ans. Les esprits dubitatifs pourront toujours faire remarquer qu’avant de se rendre à Tianjin, Narendra Modi est allé signer d’importants contrats au Japon, l’un de ses partenaires les plus proches dans l’Indo-Pacifique avec l’Australie et la France. Ou qu’il est hautement improbable que l’Inde renonce tout à coup aux projets d’infrastructures qu’elle développe minutieusement, de l’Iran à la Birmanie, pour contrecarrer l’hégémonie annoncée des Nouvelles Routes de la Soie, maritimes et terrestres, de Xi Jinping. Pour autant, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Inde, devançant les États-Unis, et s’est dite prête à investir dans le pays.
Le sommet de Tianjin n’en marque pas moins un tournant radical dans la capacité de l’OCS, forte de l’apparente unité entre la Chine, la Russie et l’Inde, à contester la domination des occidentaux sur la scène internationale. L’affichage des ambitions asiatiques variées autour de la Chine, le 31 août 2025 à Tianjin, marque ainsi l’entrée dans une nouvelle ère, et peut-être le véritable début du XXIe siècle.
Cette évolution que le trumpisme débridé et l’ampleur des mouvements de replis nationalistes en Europe portent à croire irrémédiable sera lourde de conséquences géopolitiques. Dans l’immédiat, le rapprochement sino-indien, s’il se confirme, met à mal les visées américaines et japonaises de susciter avec Delhi un contrepoids à l’expansion sans frein de la Chine. Cela affaiblit considérablement la stratégie indopacifique que Donald Trump avait pourtant entérinée dès 2017. C’est une perspective tout aussi inquiétante pour la France qui pourrait se retrouver très isolée dans l’océan Indien où jusqu’à présent l’Inde et sa marine ont constitué des partenaires proches, sinon indispensables.