Entretiens / Asie-Pacifique
10 juillet 2025
La succession du Dalaï-Lama : quels enjeux géopolitiques et religieux ?

Incarnation de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel du Tibet, Tenzin Gyatso, l’actuel Dalaï-Lama, vient de célébrer son 90e anniversaire. Bien qu’en bonne santé selon ses dires, la célébration est scrutée de loin par Pékin alors que se dessine la passation de pouvoir. Les enjeux sont grands pour la Chine qui revendique déjà sa volonté de désigner le futur chef bouddhiste, un procédé allant à l’encontre de la tradition tibétaine. Dans quelle mesure les débats autour de la succession du prochain Dalaï-Lama sont-ils révélateurs des tensions entre la Chine et le Tibet ? Quel rôle la communauté internationale pourrait-elle jouer dans ce débat ? Et, au-delà du symbole religieux, pourquoi cette succession suscite-t-elle un tel intérêt stratégique de la part de la Chine ? Le point avec Emmanuel Lincot, sinologue, directeur de recherche à l’IRIS co-responsable du Programme Asie-Pacifique.
Comment le gouvernement tibétain en exil gère-t-il la succession du Dalaï-Lama ? En quoi la question de la succession constitue-t-elle un enjeu important pour la Chine ?
Les récentes déclarations du XIVe Dalaï-Lama ne laissent aucun doute sur ses intentions : c’est lui, et lui seul, qui choisira son successeur. Ce choix rend le gouvernement de Pékin particulièrement nerveux car lui en revanche, souhaitera désigner un successeur qui lui sera naturellement acquis. Cela signifie que nous aurons à terme deux Dalaï-Lamas rivaux comme l’Europe a connu deux Papes, l’un à Avignon, l’autre à Rome… Est-ce si important ? Oui, et pour plusieurs raisons. La première nous renvoie tout d’abord à la place particulière que tiennent le Tibet et ses chefs spirituels dans l’imaginaire hindouiste et bouddhiste. Le Tibet est la demeure des Dieux. Par extension, tous les fleuves ou presque de l’Asie prenant leur source au Tibet, ces fleuves sont sacrés. Donc l’attention portée à l’évolution politique que connait le Toit du monde est vive et ne laisse personne indifférent en Asie. Partant, le Dalaï-Lama, et il en va de même de tous les dirigeants spirituels tibétains (comme le Panchem Lama ou au Karmapa, entre autres exemples), est considéré comme sacré. Sa légitimité ne peut être négociée ni même être attribuée par les Chinois. C’est une façon de dire en substance que si la présence chinoise au Tibet est légale et reconnue comme telle par l’ensemble de la communauté internationale, elle n’en reste pas moins illégitime. Joli pied de nez adressé par l’actuel Dalaï-Lama au gouvernement chinois, et véritable acte de résistance, pour un homme qui à 90 ans s’apprête à tirer sa révérence !
Quelles pourraient être les conséquences géopolitiques du débat autour de la succession du Dalaï-lama ? Quelle posture la communauté internationale adopte-t-elle à cet égard ?
Le rayonnement de la figure du Dalaï-Lama, on l’aura compris, est universel. Non seulement en Asie mais aussi en Occident. Et c’est l’un des phénomènes liés à la globalisation car la religion lamaïque, autrement dit le bouddhisme tibétain, s’est largement déterritorialisée. Nombre d’adeptes, qu’ils soient Français, Indiens, Californiens, Taïwanais voire Chinois adhèrent à cette religion dont la propagation, la sympathie qu’elle génère s’est confondue avec l’exil même du Dalaï-Lama. Réfugié comme on le sait en 1959 à Dharamshala en Inde, pas un seul gouvernement n’en reconnaît l’existence. Pourtant, le Dalaï-Lama, à chacun de ses déplacements à l’étranger, a suscité une dévotion et un respect hors du commun. C’est ce charisme qui indéniablement représente un véritable défi au système international et a fortiori davantage encore pour le gouvernement de Pékin. Souvenons-nous lorsque le Dalaï-Lama avait rencontré le président français Nicolas Sarkozy : cette rencontre avait largement contribué, en 2008, à la détérioration des relations diplomatiques franco-chinoises. Mais ce que peut craindre Pékin c’est le fait que le Dalaï-Lama bénéficie non seulement d’une aura religieuse reconnue de tous dans les pays de l’arc himalayen (Népal, Bhoutan…) mais aussi dans l’espace mongol. On parle bien de l’espace mongol ; lequel est constitué de trois entités fragmentées. Elles ne sont pas moins immenses : la Mongolie extérieure, indépendante depuis 1991 mais aussi la Mongolie intérieure et la Bouriatie dont l’administration et le contrôle politique relèvent respectivement des autorités chinoise et russe. Qu’est-ce à dire ? Un problème de succession du Dalaï-Lama pourrait engendrer des mécontentements de nature politique à l’encontre de Pékin. De toute évidence, New Delhi qui accueille depuis plusieurs décennies le Dalaï-Lama et son gouvernement en exil sur son sol, pourrait être à son tour tenté d’en instrumentaliser la cause. Sans oublier qu’en Chine même – au Wutaishan ou à Pékin – il existe des temples bouddhistes de rite tibétain, qui sont autant de foyers ou de relais à une possible contestation.
En quoi la question tibétaine reflète-t-elle de manière plus large la relation entretenue par la Chine avec ses périphéries ?
Cela signifie qu’il existe pour la Chine un vieil atavisme, celui relevant d’une relation très complexe entre le centre et ses périphéries, et que Pékin tente de gérer sur le mode d’une gouvernance impériale comme l’ont fait, il y a plusieurs siècles déjà les Mongols. Mais avec une différence de taille : depuis 1950, l’armée, l’économie et la culture sont mises au service d’une seule cause : créer une nation chinoise unie et indivisible et accentuer la sinisation des marges. Et ce, en s’appuyant sur trois fers de lance : l’usage de la force en brisant toute contestation, l’exploitation des richesses par la promotion d’élites en majorité d’ethnie Han et imposer un narratif historique, une langue – le chinois mandarin – comme seuls facteurs de reconnaissance. Ce que l’on observe depuis des décennies au Tibet se manifeste bien sûr aussi au Xinjiang voisin contre les Ouïgours. Et les modalités de résistance identitaire des populations brimées restent les mêmes : s’appuyer sur un soutien, même symbolique, venu de l’extérieur et cultiver sa foi (bouddhiste pour les uns, musulmane pour les autres) en attendant des jours meilleurs. Pour le centre, le moindre soubresaut sur ces marges est scruté à la loupe. Et pour une raison qui reste pérenne : tout changement politique structurel (un changement de régime notamment) est annoncé, dans l’histoire chinoise et sur la « longue durée », par des bouleversements survenus sur les marges. Karl Marx prononçait bien ce mot que Xi Jinping doit chaque jour méditer, et avec crainte : « L’Histoire ne se répète pas. Elle bégaie » …