Analyses / Europe, Stratégie, Sécurité
7 mars 2025
La stratégie de Londres en Europe percutée par l’accélération des développements autour de l’Ukraine

« We are at a crossroads in history ». La gravité du ton et des mots de Keir Starmer, le dimanche 2 mars 2025, lorsqu’il prend la parole face à la presse après le sommet de Londres, traduit l’intensité de la séquence diplomatique à laquelle vient de se livrer le Premier ministre britannique. Après l’alternance politique aux États-Unis et l’important changement de pied sur la politique internationale, un fort bouillonnement diplomatique s’est ouvert en Europe à la suite de la rupture de l’aide américaine en Ukraine.
Le tempo des événements s’est radicalement accru sous l’élan de la nouvelle administration américaine. En rouvrant les canaux de discussion avec la Russie et en plaçant Volodymyr Zelensky sous pression, cette dernière a déclenché un mouvement des chancelleries européennes, désireuses de maintenir leur soutien à l’Ukraine et de forger une nouvelle architecture de sécurité. À Londres, le soutien à l’Ukraine est transpartisan et ne souffre pas de l’alternance politique de juillet 2024. Les travaillistes de Keir Starmer sont toutefois à pied d’œuvre, car la sécurité en Europe se trouve être l’un des leviers privilégiés de ces derniers, pour « réinitialiser » la relation du Royaume-Uni au continent.
La botte britannique dans la porte de l’Europe
Tories et travaillistes s’affrontent en de nombreuses occasions dans les bruyantes joutes de la Chambre des communes. Mais il est un terrain sur lequel les deux partis se rejoignent, celui du constat d’un monde instable et dangereux, dans lequel la Russie de Vladimir Poutine constitue la menace la plus proéminente[1]. En 2023, les conservateurs infléchissaient le discours du Global Britain[2] en désignant l’Europe comme priorité stratégique. En 2024, alors en campagne, les travaillistes faisaient à leur tour de l’Europe leur priorité absolue.
Le Royaume-Uni a toujours considéré la stabilité en Europe comme indissociable de sa propre sûreté. Le réalisme progressiste[3] fait donc de la sécurité un axe prioritaire dans la réinitialisation des liens euro-britanniques. Sur le plan intérieur, il permet au gouvernement travailliste de parler avec et à propos de l’Europe, voire de l’Union européenne, en parant d’éventuelles critiques qui verraient dans le rapprochement avec le continent une supposée volonté de « nier » la volonté populaire exprimée lors du referendum sur le Brexit. Sur le plan extérieur, parler de sécurité avec les Européens est aussi chose plus aisée dans la mesure où les négociations sur le Brexit ont donné lieu à de vives tensions, singulièrement avec Paris. Pendant de longs mois, l’évocation des valeurs de liberté, de l’attachement à l’État de droit, au droit international et aux intérêts communs aux deux rives de la Manche, a permis à Londres de paver le chemin pour établir des rapports nouveaux avec les capitales européennes.
Le 18 juillet 2024 au palais de Blenheim, le sommet de la Communauté politique européenne avait permis à Londres de faire montre de son engagement sur « les intérêts communs avec les Européens ». À ce format potentiellement à même de préfigurer l’émergence d’une institution nouvelle, s’ajoute une multiplication des initiatives bilatérales de la diplomatie britannique. Le 23 octobre 2024, Londres et Berlin formalisent un accord de défense inédit, le Trinity House Agreement, comparable au Lancaster House Agreement signé en 2010 avec Paris. Le 17 janvier 2025, Volodymyr Zelensky et Keir Starmer signent un « partenariat historique de 100 ans » qui institue l’investissement militaire, politique et technologique de Londres aux côtés de Kiev et renforce la présence du Royaume-Uni dans les affaires de sécurité continentales.
Londres sur les rangs face à une séquence diplomatique au pas de charge, amorcée avec le retour de Donald Trump au pouvoir
À Riyad, le 18 février 2025, la Russie et les États-Unis reprenaient langue après la dégradation extrême de leurs relations, consécutive à l’invasion de l’Ukraine. La volonté manifeste de Donald Trump de parvenir à un accord rapide avec Vladimir Poutine et d’obtenir des concessions économiques de Volodymyr Zelensky nourrissent de sourdes inquiétudes en Europe. Après les propos hostiles du vice-président J.D. Vance à la conférence sur la sécurité de Munich et la confrontation inédite et sidérante entre les dirigeants américains et ukrainiens, le 28 février à la Maison-Blanche, la crainte d’une rupture nette dans le soutien des États-Unis à l’Ukraine et dans leur contribution à la sécurité européenne est plus vive et provoque un emballement dans les chancelleries européennes. Londres est à pied d’œuvre dans cette séquence pour se placer au centre du jeu et pour tenter de conserver un support américain.
À la suite d’Emmanuel Macron, Keir Starmer s’est rendu le 27 février à la Maison-Blanche, tout à la fois pour plaider en faveur d’un accord en Ukraine qui soit basé sur des garanties de sécurités durables et pour démontrer sa volonté d’une implication accrue de son pays dans la sécurité du continent. L’augmentation du budget de la défense britannique constituait à ce titre un signal de bonne volonté adressé à Donald Trump et une posture vis-à-vis de ses partenaires européens. Si Donald Trump n’a pas concédé d’engagement particulier à son homologue, la rencontre a ouvert un intense ballet diplomatique de deux jours, centré sur le Royaume-Uni. Le 1er mars, au lendemain de sa périlleuse visite à Washington, Volodymyr Zelensky était reçu avec une chaleur appuyée au 10 Downing Street, avant une audience royale avec le roi Charles III le lendemain. La démonstration d’amitié britannique est de nature à assurer Kiev d’un soutien européen sur lequel Londres imprimerait un leadership éminent, tout en offrant un appui diplomatique subtil à Volodymyr Zelensky via une invitation rare à rencontrer le monarque directement après que Donald Trump ait été convié à une visite d’État auprès de ce dernier. Enfin, Londres était à nouveau au centre des tractations autour du « réarmement et de la paix en Europe » le dimanche 2 mars, alors que les principaux dirigeants européens s’y réunissaient, accompagnés des Premiers ministres canadien et norvégien et du ministre des Affaires étrangères turc.
L’issue de cette conférence illustre le difficile équilibre que recherche le Royaume-Uni. Le gouvernement œuvre à mobiliser les Européens, d’abord pour convaincre Donald Trump de travailler à une solution au conflit ukrainien avec ses alliés traditionnels plutôt qu’avec la Russie, mais aussi pour s’octroyer une posture ascendante en anticipant une hypothétique place pour les Européens à la table des négociations. Quatre points sont essentiels comme base pour garantir la sécurité en Europe selon Keir Starmer : continuer d’alimenter l’aide militaire en Ukraine et augmenter la pression économique sur la Russie ; inclure la souveraineté et la sécurité de l’Ukraine dans le cadre d’un accord avec la Russie ; en cas de paix, continuer d’accroître les capacités de défense ukrainiennes ; et développer une « coalition de pays volontaires » pour défendre un accord en Ukraine. Mais l’équilibre est précaire. En réfutant lundi 3 mars, l’annonce française d’un plan franco-britannique pour une trêve d’un mois sur le front d’Ukraine, Londres fait valoir la nécessité pour elle de gagner le soutien pérenne des États-Unis avant toute chose. Malgré l’importante démonstration d’unité, l’épilogue de cette séquence diplomatique en forme d’imbroglio révèle en creux les dissonances existantes en Europe, le Royaume-Uni n’étant pas prêt à envisager un désengagement des États-Unis.
Inexorable éloignement des rives de l’Atlantique ?
La bonne volonté britannique d’entretenir la flamme de la « relation spéciale » contraste avec l’ambiguïté de l’attitude américaine à l’égard du royaume. Au regard du furieux tumulte dans lequel certains partenaires des États-Unis ont été plongés, l’amabilité de façade de Donald Trump envers Keir Starmer pourrait rassurer, sans les mises en cause fort peu diplomatiques du vice-président – réitérées entre la conférence de Munich et la rencontre Starmer – Trump à la Maison-Blanche – à propos de la liberté d’expression, ou ses remarques à propos des efforts européens sur l’Ukraine, froidement accueillies au Royaume-Uni, jusqu’à Nigel Farage. La précarité de la position britannique découle de l’incertitude concernant les volontés de Washington, car si le Royaume-Uni entend être un pont entre l’Europe et les États-Unis, ces derniers veulent-ils seulement d’un tel ouvrage ? Si l’instabilité qui caractérise les intentions d’une des rives à l’égard de l’autre est trop importante, les efforts de conciliation britannique peuvent en définitive s’avérer vains, comme l’a souligné l’ex-ambassadeur du Royaume-Uni en France Peter Ricketts. Une rupture nette de l’engagement américain aux côtés de ses alliés européens dans le soutien à l’Ukraine sonnerait comme l’impossibilité de réaliser les quatre points de Keir Starmer.
À l’inverse, la refondation à marche forcée de l’architecture de sécurité européenne est source d’opportunités pour Londres. Malgré leurs désaccords, la France et le Royaume-Uni appellent de leurs vœux la même architecture de sécurité hors du cadre de l’UE, forme d’écho à la « coalition des pays volontaires » mentionnée par Keir Starmer, qui ménagerait une place substantielle à Londres pour travailler sereinement ses liens renouvelés au continent. Paradoxalement, malgré la volonté caractéristique d’équidistance entre les États-Unis et l’Europe[4], c’est peut-être davantage sur les puissances membres de l’UE (France, Allemagne, puis Pologne, Italie et Espagne) que le Royaume-Uni pourrait devoir s’appuyer. En effet, la dégradation sécuritaire en Europe est telle que les autorités britanniques considèrent la menace à l‘intégrité de leurs îles comme très importante[5]. La convergence de cette considération avec une attitude américaine ambiguë sur son soutien à la sécurité en Europe et à la stabilité politique même du Royaume-Uni, pourrait mécaniquement rapprocher le pays de ses alliés européens, afin de répondre à ses intérêts prioritaires. Dès lors, l’enjeu diplomatique saillant sera l’équilibre entre l’impératif de garder un front européen uni et les intérêts stratégiques et industriels particuliers des puissances qui le composeront ; en ce sens, la capacité de Londres à agir plus ou moins indépendamment de Washington sera déterminante dans son rapport à ses alliés continentaux.
[1] Ce constat est établi par les conservateurs dans la Revue stratégique intégrée de 2023 et est réitéré par les travaillistes à de nombreuses reprises comme ici : David Lammy, « The Case for Progressive Realism
Why Britain Must Chart a New Global Course », Foreign Affairs, 17 avril 2024.
[2] Pendant en politique étrangère du Brexit. Cette matrice prônait des rapports a minima avec le continent.
[3] Ainsi qu’est nommé le projet de politique étrangère des travaillistes depuis leur campagne des élections générales de 2024.
[4] La tradition stratégique churchillienne fait état de l’équilibre nécessaire du Royaume-Uni entre 3 cercles concentriques : l’Europe, l’anglosphère (principalement les USA) et le Commonwealth. Cette idée a largement soutenu le travail idéologique autour du Brexit et du Global Britain.
[5] Les autorités britanniques surveillent de très près l’hostilité grandissante de la Russie depuis 2014, alors que cette dernière est allée jusqu’à conduire des tentatives d’assassinats avérées au Royaume-Uni.