États-Unis, Russie, Europe : oublier Malte ?

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Le 4 décembre 1989, les présidents George Bush et Mikhaïl Gorbatchev se rencontrent à Malte, sans la présence des États de l’Europe de l’Ouest, bien qu’ils soient le terrain désigné des possibles affrontements conventionnel et nucléaire de la guerre froide. Ce sommet bilatéral a été précédé de quelques étapes importantes dans la réduction des dramatiques tensions de la guerre froide. Au sommet de Moscou de mai 1972, Richard Nixon et Léonid Brejnev signent les accords SALT I et le traité sur la défense antimissile (ABM). Suivent les sommets de Reykjavik (octobre 1986) ; de Washington (décembre 1986) avec la signature du traité INF qui acte la réduction des armes nucléaires en Europe.

Le sommet de Malte est largement salué dans la presse internationale comme le début d’une « ère nouvelle » qui voit s’éloigner le spectre de cette guerre nucléaire si proche (Cuba – 1962). Le président George Bush déclare lors de la conférence de presse : « Il n’y a virtuellement pas de problème au monde, et certainement pas en Europe, qu’une amélioration des relations soviéto-américaines ne contribuerait pas à simplifier ».

« L’ère nouvelle » a été extrêmement brève. L’élan donné par les deux présidents n’a pas réussi à modifier une méfiance réciproque et l’accumulation des problèmes relationnels jusqu’à déboucher sur la guerre en Ukraine. Cette guerre a logiquement soulevé, dans le monde occidental, un rejet de la Russie et, par engrenage, une opposition farouche à la nouvelle de la tentative de rapprochement russo-américain lancée par les présidents Vladimir Poutine et Donald Trump.

Que peut nous apprendre le sommet de Malte et ses échecs sur la viabilité du rapprochement actuel des deux ennemis séculaires et sur l’avenir de l’Europe ?

Pendant toute la guerre froide, les Européens se sont lovés sous l’aile protectrice des États-Unis, son armée et ses missiles nucléaires, largement déployés sur leur territoire. Mais ils affichaient aussi un effort de défense significatif au sein de l’OTAN. La France, autonome avec sa Première Armée/FATAC et ses forces nucléaires, apportait une capacité importante et une incertitude stratégique. Il est bon ici de rappeler que la menace soviétique était considérée comme telle, que toutes les manœuvres de la Première Armée/FATAC, auxquelles le rédacteur a participé, se terminaient par l’emploi du feu nucléaire sur le Groupe de manœuvre opératif (GMO) soviétique ayant percé vers le Rhin, alors que dans la rue résonnaient les slogans « plutôt Rouges que morts ». Finalement à l’époque, la parole politique était laconique, mais le geste énergique.

Puis vint Malte, et un immense soulagement. Le parapluie américain est toujours là, l’OTAN se cherche un destin international (Irak, Afghanistan – gendarme du monde – etc.), et les pays européens s’enfoncent dans le mol confort d’un continent apaisé et le suivi paresseux de leur mentor américain : abandon de la conscription, pilier démocratique du peuple garant de la défense ; réduction drastique des budgets des armées pour « engranger les dividendes de la paix » ; politique internationale à deux faces paradoxales. D’un côté le suivisme naïf des errements stratégiques américains, notamment la politique de refoulement de la Russie[1], la Guerre totale contre le terrorisme (GWOT), la sortie du Traité sur la défense antimissile (récrimination actuelle majeure de la partie russe). De l’autre hubris démocratique donnant des leçons, parfois par la force, aux nations souveraines ; le développement accéléré d’une intégration européenne commerçante sans outils de défense ; l’élargissement continue de l’OTAN vers une Russie confite dans sa paranoïa obsidionale. Et tout cela au nom de la défense de nos valeurs, mais pas de nos territoires.

Impuissante un temps, la Russie veut retrouver le statut de grande puissance de l’Union soviétique. Elle s’enferme progressivement dans un autoritarisme intérieur, une volonté de maitrise de son « étranger proche » et un durcissement de ses positions vis-à-vis des États-Unis. L’Ukraine, dernier glacis entre l’Occident et la Russie, est le théâtre de la catharsis de ses tristes passions géopolitiques.

En 2021, la Russie conduit un exercice militaire de grande ampleur ZAPAD 2021. De leur côté, les Occidentaux conduisent divers exercices en Ukraine même, tous clairement centrés sur la défense de l’Ukraine contre l’envahisseur potentiel russe. Le plus important, l’exercice Sea Breeze en juin, coorganisé par les États-Unis, l’OTAN et l’Ukraine rassemble 32 pays de six continents, 5 000 soldats, 32 navires, 40 avions et 18 équipes d’opérations spéciales, tous unis par l’ardent engagement de défendre l’Ukraine contre la Russie : « NATO supports Ukraine‘s sovereignty and territorial integrity within its internationally recognised borders, extending to its territorial waters».

Nous devons faire trois constats : quelques jours avant le 22 février 2022, tous les pays et l’OTAN qui avaient une présence militaire en Ukraine l’ont rapatriée ; aucun des participants à Sea Breeze n’a mis à profit l’expertise acquise pendant l’exercice pour envoyer des troupes aux côtés de l’armée ukrainienne ; sur les 42 pays, six pays (et non des moindres) n’appliquent pas les sanctions prises par les États-Unis ou l’Union européenne (UE) contre la Russie.  Ce n’est que lorsque les États-Unis s’investissent dans le soutien à l’Ukraine que la mécanique européenne se met en marche (avril 2022) « We want to see Russia weakened to the degree that it can’t do the kinds of things that it has done in invading Ukraine ».

Les défis auxquels est confrontée l’Europe ne résultent pas seulement de l’élection d’un nouveau président américain, ou de la brutalité d’un président russe, mais de ses propres erreurs, sinon fautes, au cours de ces 33 dernières années, auxquelles se rajoutent trois années de guerre devant sa porte.

Explorons donc ici la dimension sécuritaire. Elle repose sur la trinité gouvernement, peuple, armée dont la nécessaire coordination est une tâche déjà difficile dans une nation, mais devient un défi dans un agglomérat de nations, surtout si l’objectif principal est un grand marché et sa réglementation civile.  

Sur le plan politique, deux défis s’imposent : trouver la formule pour assurer la direction politique de l’Union européenne en guerre en respectant les principes démocratiques et les choix des populations ; ne pas affaiblir la dissuasion nucléaire (française). Nous observerons ici que la dissuasion nucléaire française a toujours été considérée pendant la guerre froide, du fait de son autonomie et de la rareté de parole de nos dirigeants, comme un démultiplicateur d’incertitude. La décision d’emploi est une responsabilité du chef de l’État français : « La dissuasion nucléaire, c’est le chef de l’État, donc c’est moi[2]», elle inclut implicitement le territoire européen au nom des « intérêts vitaux » qui, dans le dialogue stratégique, ne doivent pas être explicités.

Le peuple est « par son caractère, […] la force de la cité »[3]. Ce n’est pas en désignant l’ennemi que l’on forge le caractère d’un peuple, mais en valorisant sa civilisation, sa culture, son identité, ses mœurs pour lui donner l’envie de protéger et de pérenniser ce patrimoine. Le soldat ne se bat pas « contre un autre », mais « pour les siens ». Il y a en Europe des nations souveraines, indispensables creusets de la démocratie et un peuple européen. La tâche du politique est de concilier et non opposer les deux : « l’Europe est ancienne, plus ancienne que les peuples qui la composent [4]», mais les peuples existent toujours.

L’armée est en démocratie l’émanation du peuple, au service de la nation, dirigée par le politique. Celui-ci a la responsabilité de lui fixer des objectifs stratégiques, de la recruter, de l’organiser, de l’équiper. Les à-coups brutaux de la relation transatlantique ont le mérite de secouer les énergies politiques, les milliards, indispensables « nerfs de la guerre » semblent vouloir refleurir.

Mais il ne faut pas oublier la nécessaire conscience européenne, fruit des identités nationales, et non d’un projet éthéré pour construire le rempart de la cité Europe.


[1] Gérard Chaliand, « Préface à l’édition française de Le Grand Échiquier. » dans Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. (Paris: Pluriel, 2011).

[2] François Mitterrand, L’heure de vérité́, Antenne 2, 16 novembre 1983.

[3] Thucydide

[4] Jacques Santer. « Préface. » dans Wim Blockmans, Histoire du pouvoir en Europe. (Anvers: Fonds Mercator, 1997).