Marianne : Dans le rapport de l’IRIS sur l’approvisionnement en uranium naturel publié en janvier dernier, vous affirmez qu’il n’y a pas de risque de pénurie d’uranium, mais que « sa disponibilité à un coût économiquement acceptable n’est pas garantie ». Le risque pour la France est-il donc seulement économique ?
Oui, complètement. Géologiquement, il n’y a aucun risque. En réalité, on ne produit que 75 % de l’uranium naturel qui est consommé par les réacteurs nucléaires. Les 25 % restants viennent des sources secondaires comme l’uranium de retraitement et l’uranium appauvri, principalement. Mais la demande ne fait qu’augmenter. L’uranium fonctionne sur l’espoir que des réacteurs nucléaires soient construits. Mais pour l’instant, il n’y a pas assez d’investissements lancés dans les nouvelles mines d’uranium. Le cours de l’uranium sera stabilisé quand il y aura une visibilité forte sur l’augmentation de la demande matérialisée par les centrales nucléaires. Dans tous les cas, de nouvelles mines d’uranium vont devoir être construites en 2030 pour pouvoir rester au niveau de la production actuelle.
Comment les acteurs français de l’énergie font-ils face à la montée des prix de l’uranium ?
En premier lieu, les prix de l’uranium ont baissé ces derniers mois. Ensuite, en France, EDF mène depuis une dizaine d’années une stratégie de diversification plus conséquente que d’autres pays européens, ou encore les États-Unis, ce qui a permis de mettre le pays fortement à l’abri. Il faut avoir en tête qu’EDF ne s’approvisionne pas uniquement auprès d’Orano – multinationale française spécialisée dans l’énergie nucléaire, ex-Areva –, mais dispose d’un portefeuille d’achat auprès d’entreprises et de territoires très différents, en plus d’avoir des contrats très variés.
D’autre part, EDF utilise des sources secondaires sur notre territoire, appelées uranium de retraitement ou appauvri pour supporter le coût de l’uranium naturel. De son côté, Orano a décidé de relancer ses extractions au Canada qui sont en train de redevenir rentables. La multinationale a aussi signé un accord d’investissement le 17 janvier dernier en Mongolie pour l’exploitation d’un gisement d’uranium.
L’approvisionnement en uranium de l’Hexagone est-il menacé par les stratégies d’accaparement agressives de la Chine et de la Russie, comme le laisse entendre le rapport du Centre américain d’études stratégiques et internationales (CSIS) ?
Non. Le rapport du CSIS est très sensationnaliste, notamment sur la manière dont la Chine prend des parts au Kazakhstan. D’un point de vue proportionnel, la Chine consomme moins d’uranium kazakh qu’avant. Ce sont des puissances qui ont très peu de ressources en interne et donc qui ont de gros besoins d’achats à l’international. La Russie se fournit presque uniquement au Kazakhstan, et a réalisé un petit investissement sur une usine en ouverture en Tanzanie, qui produit peu. La Chine, elle, a acheté la quasi-totalité de l’industrie uranifère en Namibie et investit au Kazakhstan, en raison de sa proximité et des coûts d’exploitation très faibles. Mais dans ces deux cas, ça ne met aucunement en danger les approvisionnements d’uranium en France. Ce qu’Orano produit comme uranium au Kazakhstan est par ailleurs déjà vendu à la Chine.
Comment la poursuite de la guerre en Ukraine rebat les cartes de la géopolitique du nucléaire ?
La question importante dans le conflit en Ukraine, c’est de savoir si les États-Unis et la Russie vont renouer des liens. Sous l’administration Biden, les États-Unis ont fait passer plusieurs lois qui interdisent les exportations d’uranium provenant de Russie. Si ces lois ne sont plus appliquées avec Trump, l’Europe n’aura presque plus d’intérêt à développer des capacités industrielles pour concurrencer celles de Rosatom (entreprise publique russe spécialisée dans le nucléaire).
Vous parlez de l’uranium comme d’un commerce utilisé pour renforcer les liens diplomatiques. La France a-t-elle déjà commencé à tisser des liens avec les pays en passe de devenir producteurs d’uranium comme le Brésil, la Mongolie, la Tanzanie ou le Kirghizistan ?
L’uranium est un vecteur de diplomatie fort en cela qu’il permet de signer d’autres types de contrat d’infrastructures. Il y a une relation naissante entre la France et le Brésil, où Orano a des missions depuis quelques années. Et en Ouzbékistan, Orano est le principal partenaire étranger du gouvernement ouzbek pour le développement des mines d’uranium.
Pourquoi les 12 pays nucléarisés de l’Union européenne suivent-ils des stratégies d’approvisionnement individuelles alors qu’il existe une agence européenne dédiée à cette question, Euratom ?
Il n’y a aucune politique d’approvisionnement européen en uranium, et la France a largement contribué à limiter les pouvoirs d’Euratom. Depuis les années 1970, la France a voulu faire de l’approvisionnement en uranium une question souveraine et industrielle. Mais les prérogatives d’Euratom pourraient être réactivées si les pays de l’UE le voulaient. Il est très clair qu’Euratom permettrait d’instituer des mécanismes de solidarité, surtout pour les pays d’Europe centrale qui sont en train de mettre en place une politique de diversification d’approvisionnement. Si celle-ci était soutenue par une politique européenne de constitution de stocks stratégiques utiles pour éviter les ruptures d’approvisionnement, ça ne pourrait être que bénéfique.
En août 2024, Euratom alertait sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie pour l’enrichissement et la conversion de l’uranium. L’Europe a-t-elle des leviers pour réduire cette dépendance ?
À l’échelle de l’Union européenne, non. Certains pays ou entreprises européennes ont rompu des contrats d’approvisionnement avec la Russie – la Suède ou encore EDF – quand d’autres ont continué, à l’image de l’Espagne. D’autres encore mènent des politiques d’investissement pour augmenter les capacités des usines d’enrichissement en uranium. L’usine d’Orano à Tricastin (Drôme) ou celle d’Urenco au Pays-Bas vont par exemple voir leur capacité de production augmenter. Il faut rester réaliste, même si ces volumes sont en augmentation, ils ne compensent pas ce que la Russie permet d’avoir. Si on revient à du business as usual, le coût de production en Russie sera toujours plus faible.
Propos recueillis par Valentine Daru pour Marianne.