Le catholicisme en Haïti dans la seconde moitié du XIXe siècle  : des missionnaires bretons à la conquête de la « République noire »

  • Par Philippe Delisle, Maître de conférences habilité à diriger des recherches, Université de Lyon-III

    Par Philippe Delisle, Maître de conférences habilité à diriger des recherches, Université de Lyon-III

  • Par Philippe Delisle, Maître de conférences habilité à diriger des recherches, Université de Lyon-III

    Par Philippe Delisle, Maître de conférences habilité à diriger des recherches, Université de Lyon-III

NdR – Les douloureux événements intervenus avec le séisme qui a touché Haïti au début du mois de janvier 2010 ont jeté la lumière sur la détresse de la population de cette île, ainsi que sur l’ampleur de son attachement à des préceptes de type religieux. Or, la nature des fondements du Sacré prévalant chez les Haïtiens est généralement mal connue. Pourtant, le nombre d’évangélistes et d’acteurs de type religieux intervenus sur l’île ces dernières semaines aux fins officielles d’aide à sa reconstruction vient confirmer la manière par laquelle certaines instances relevant du Sacré continuent à solliciter des logiques et des politiques d’influence. Il n’est ainsi en rien inutile de se pencher, à travers un rappel de certains fondamentaux historiques, sur la réalité des horizons spirituels intervenant dans la composition de l’identité haïtienne.
 
Le catholicisme s’est implanté dans la « grande île » avec la colonisation. Divers ordres religieux, comme les jésuites et les dominicains, étaient chargés de la desserte des paroisses, ainsi que de l’évangélisation des esclaves noirs. L’accession de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue à l’indépendance, sous le nom d’Haïti, en 1804, ne remet pas en cause la position officiellement dominante du catholicisme. Les nouvelles élites haïtiennes entendent combattre le racisme. Mais elles restent persuadées que la civilisation européenne constitue le modèle à suivre. Dans un tel cadre de pensée, le catholicisme apparaît comme un facteur de développement et de modernité. Célébrant l’arrivée du premier archevêque de Port-au-Prince en 1864, le Journal officiel haïtien évoque d’ailleurs une « douce et puissante influence », qui permettra de développer « le commerce et l’industrie » !
 
Les combats post-Indépendance
 
Lors des luttes pour l’indépendance, le clergé catholique s’était trouvé affaibli et désorganisé. Certains prêtres avaient fui les violences, d’autres avaient été tués, et les ordres religieux avaient été supprimés en France. A partir des années 1820, des négociations sont ouvertes avec la Papauté, afin de réorganiser l’armature ecclésiastique. Elles sont longues, chacun des deux acteurs voulant s’assurer une certaine autonomie. Finalement, un concordat est signé entre Haïti et Rome au printemps 1860. Le catholicisme est reconnu comme religion de la majorité de la population, et des subventions seront accordées aux nouveaux évêchés. En échange, le pouvoir exécutif obtient un droit de regard sur la nomination des prélats et même de l’ensemble des curés.
Restait à former un nombre suffisant de prêtres. La Papauté est en théorie favorable à la mise en place de clergés « indigènes », mais, sur les terrains missionnaires, cette éventualité est souvent reportée, par paternalisme. Ajoutons que, dans le cas haïtien, le très faible nombre d’enfants légitimes constitue un obstacle juridique à la formation de prêtres « autochtones ». Finalement, la nomination en 1863 de l’abbé du Cosquer, originaire du diocèse de Quimper, comme premier archevêque de Port-au-Prince, oriente le recrutement du clergé haïtien vers la Bretagne. Celle-ci reste alors une véritable « terre de chrétienté », disposant de vocations excédentaires. De manière tout à fait significative, le grand séminaire d’Haïti, qui aurait normalement dû être installé dans le pays, s’établit à Paris, puis est transféré en 1872 dans le diocèse de Nantes.
 
Rivalités et luttes d’influence
 
La « République noire », théoriquement Église concordataire, demeure en réalité une terre de mission. Elle se distingue en outre par l’identité « bretonne » très affirmée du clergé. En 1890, plus des trois-quarts des 107 curés et vicaires exerçant leur ministère en Haïti sont originaires de Bretagne. De même, à l’exception d’un délégué apostolique italien, tous les évêques d’Haïti jusqu’en 1920 seront des Bretons. Le jeune État renforce d’ailleurs les liens avec l’Ouest français en faisant appel, pour des tâches d’enseignement ou d’assistance, à des congrégations bretonnes, comme celle des Frères de Ploërmel. L’identité régionale du clergé haïtien nourrit sans doute un fort esprit de conquête. Rappelons en effet que la Bretagne reste marquée tout au long du XIXe siècle par un solide attachement aux hiérarchies traditionnelles et par un respect affirmé de la morale catholique.
En tout cas, le clergé breton manifeste rapidement la volonté d’imposer au peuple haïtien des normes de conduite strictes. Découvrant avec horreur la faible emprise du mariage, il entend absolument diffuser le modèle de la famille chrétienne légitime. Dans l’esprit du temps, c’est rien moins que le Salut d’une multitude d’âmes qui est en jeu ! Mais de telles ambitions vont rapidement se heurter aux valeurs de modernité défendues par les élites haïtiennes. La jeune « République noire » a en effet adopté les dispositions qui prévalent en France, et selon lesquelles le mariage religieux doit nécessairement être précédé d’une union civile. Or, de nombreux cultivateurs ne disposent pas des liquidités nécessaires au paiement de l’acte administratif. Plutôt que de renoncer à ses ambitions, le clergé entre en lutte ouverte avec le gouvernement. En 1877, Monseigneur Guilloux, deuxième archevêque de Port-au-Prince, accusé par la presse officielle d’avoir célébré illégalement plus de 1300 unions, n’hésite pas à réclamer une totale liberté d’action et la valeur « civile » pour le sacrement religieux. Trois ans plus tard, son confrère du Cap-Haïtien affirme que « seule l’Église marie », déniant aux officiers d’état-civil une réelle compétence en la matière. Ce sont bien deux conceptions des rapports État-religion qui se dévoilent ici : les élites haïtiennes sont attachées à une « modernité » européenne dans laquelle un catholicisme libéral pourrait trouver sa place, alors que le clergé breton semble vouloir construire dans la grande île la société « toute chrétienne » que la France républicaine n’accepte plus …
 
Le vaudou en ligne de mire ?
 

De manière assez étonnante, les missionnaires bretons paraissent avoir au départ peu prêté attention au vaudou. On sait pourtant que ce culte, recomposé à partir notamment d’éléments africains, exerce une très forte emprise sur la population haïtienne. Fidèles aux mentalités de leur époque, les prêtres bretons ont certainement considéré qu’ils se trouvaient confrontés à de simples « superstitions », qui auraient tôt fait de s’évanouir devant la « vraie religion ». Le fait que le vaudou mobilise des rites ou symboles catholiques confirmait sans doute à leurs yeux la supériorité du culte importé d’Europe. Mais les réalités les détrompent assez rapidement. Toute une littérature publiée en Europe au cours des années 1860-1890 vient d’ailleurs pointer du doigt la vitalité du vaudou haïtien, et sa capacité à tourner à son avantage des éléments catholiques. On songe par exemple au célèbre ouvrage de Spenser Saint-John, Hayti or the Black Republic, dans les pages duquel sont évoqués pêle-mêle le cannibalisme rituel et l’utilisation « des images de la Vierge ou des Saints ». Face à de tels constats, et prenant lui-même conscience de l’enracinement du vaudou, le clergé breton peut difficilement rester inactif. En 1896-1897, Monseigneur Kersuzan, évêque du Cap-Haïtien, lance une véritable « croisade » contre le vaudou. Il stigmatise des pratiques démoniaques, demande aux bons chrétiens de dénoncer ceux qui se livrent à de tels rites, et organise une véritable « ligue », qui doit diffuser la bonne parole dans toute l’île. Observons qu’ici l’Etat haïtien, qui souhaite montrer au monde qu’il combat la « barbarie », appuie les initiatives du clergé. De telles « croisades » seront relancées en 1911-1912, puis au début des années 1940, montrant que le clergé catholique n’a rien perdu de son esprit de conquête, mais aussi que le vaudou reste solidement ancré en Haïti …