Analyses / Observatoire politique et géostratégique des États-Unis
15 mai 2025
Des crimes sans mobile

En quelques mois, Donald Trump a transformé la politique étrangère de son pays — radicalement, et avec une efficacité surprenante. Mais pourquoi ? Dans quel but ? Selon quelle stratégie ? Si l’on parvient à comprendre les changements — les « crimes », si vous voulez — du président américain, on a du mal à en discerner les mobiles. Vraiment du mal.
C’est un constat banal de dire que Trump est « transactionnel », qu’il voit le monde comme un jeu à somme nulle où l’on ne peut être que gagnant ou perdant. Mais on aimerait croire que le chef du pays le plus puissant de la planète a une vision globale, un projet cohérent. Ce serait tout de même rassurant de savoir que sa folie obéit à un plan.
Or, il n’en est rien. S’il y a bien quelqu’un qui doit le connaître en la matière, c’est son ancien conseiller à la sécurité nationale, John Bolton. Dans une tribune pour le moins étonnante, parue récemment dans Le Monde, J. Bolton nous explique que Trump se focalise toujours sur la tactique, sans jamais réfléchir à la stratégie. Pour lui, « son univers mental n’est fait que de transactions, sans lien ni rapport quelconque entre elles, comme si les conséquences d’une opération de ce type n’affectaient pas les autres. »[1] John Bolton concède que ce mode opératoire pourrait fonctionner dans l’immobilier à New York, mais insiste sur le fait qu’il est loin d’être recommandé pour un dirigeant de superpuissance. Trump ne joue pas aux échecs en trois dimensions, ni même aux dames, mais au morpion.
En admettant cette hypothèse, l’analyse de la politique étrangère actuelle des États-Unis s’en trouve facilitée.
Prenons le cas des tarifs douaniers que Trump a imposés à la quasi-totalité des partenaires commerciaux de son pays. Une action pour le moins profondément perturbatrice pour l’économie mondiale. Il y a de possibles raisons d’adopter une telle approche, même si elle s’avère très risquée. Si l’on estime que les marchés étrangers ne sont pas suffisamment ouverts aux produits et services américains – notamment le marché chinois – on pourrait toujours s’en servir très provisoirement pour forcer des négociations. C’est une sorte de bombe atomique, qui pourrait déclencher une guerre commerciale destructrice et inflationniste et pousser les partenaires des États-Unis à réorienter leur commerce vers d’autres pays. Mais il y a une certaine logique dans l’emploi temporaire de telles armes. Si, en revanche, on prône un retour à la politique industrielle d’autrefois, ce protectionnisme trumpien pourrait être un moyen d’encourager le retour aux États-Unis des usines délocalisées en Chine ou au Mexique — à condition que les tarifs douaniers soient permanents. Aucun investisseur ne dépensera des milliards pour construire des sites manufacturiers au Texas, autrement peu ou pas rentables, s’il n’est pas absolument certain que les tarifs restent en place.
Que dire, donc, des revirements brutaux de la politique commerciale de Trump ces derniers mois ? Un jour, ce sont des taxes pour tout le monde. Dans ses ordres exécutifs et ses discours, le président met l’accent sur la nécessité de promouvoir l’industrie américaine. « La capacité d’un pays à produire est le fondement de sa sécurité nationale et économique », lit-on dans l’ordre présidentiel instaurant les nouveaux tarifs douaniers. On pourrait croire que ces taxes sont destinées à être permanentes, le socle d’une stratégie industrielle à long terme. Pourtant, quelque temps après, à la suite d’une réaction très négative des marchés boursiers et des acheteurs d’obligations d’État — une convergence rare — Trump fait marche en arrière. Il suspend, sans toutefois les annuler, une partie des tarifs. Dans le même temps, il durcit le ton vis-à-vis de la Chine en imposant des droits de douane de 145%. Au fil des jours, l’administration américaine semble battre en retraite. Elle annonce des exemptions pour certains secteurs particulièrement touchés — les smartphones et ordinateurs fabriqués en Chine, par exemple — et entame des négociations avec des partenaires comme le Royaume-Uni. Face aux critiques croissantes dénonçant une guerre commerciale excessive contre Pékin, des pourparlers, apparemment à l’initiative de Trump, conduisent l’administration à réduire les tarifs à 30%, mais uniquement de manière provisoire. Il n’y a ni transparence, ni feuille de route, juste le chaos quasi quotidien d’une politique commerciale imprévisible.
C’est pareil pour la guerre en Ukraine. Avant l’élection présidentielle aux États-Unis, Trump avait fameusement promis de régler le conflit entre la Fédération de Russie et l’Ukraine — sans doute la plus grave crise sécuritaire en Europe depuis la chute du mur de Berlin — en 24 heures. Depuis, le dirigeant américain agit comme si les États-Unis étaient une partie neutre cherchant à servir de médiateur entre deux belligérants, chacun ayant ses griefs et revendications légitimes, et non comme un partenaire solidaire de l’Ukraine, victime d’une agression russe. Un jour, l’administration américaine suspend l’assistance militaire à l’Ukraine — pourtant existentielle pour Kiev — et Trump insulte son homologue ukrainien dans le Bureau ovale devant les caméras. Le lendemain, les livraisons d’armes reprennent, Washington et Kiev signent un accord sur le partage des minerais rares, et Trump va jusqu’à critiquer, mollement, Poutine pour des attaques contre des civils ukrainiens. Le secrétaire d’État prévient les deux parties que la diplomatie américaine pourrait très rapidement se lasser de la crise et passer à autre chose et que l’Ukraine, en tout état de cause, devra accepter de faire des concessions territoriales — ce qui revient à récompenser l’envahisseur. Or les États-Unis et leurs alliés ne sont pas neutres, et ces revirements n’ont aucun sens. En tout cas, la paix ne semble pas plus proche.
On pourrait citer bien d’autres exemples d’inconstance et d’incohérence. Elon Musk, chargé de réduire les dépenses du gouvernement, procède à la démolition de l’USAID et d’autres agences d’assistance internationale — des outils pourtant essentiels pour la diplomatie américaine. Ses acolytes venus de Tesla et SpaceX débarquent dans des ministères qu’ils ne connaissent pas, licencient tout le monde sans chercher à savoir qui fait quoi, et attendent de voir ce qu’il en résulte. Trump, généralement allergique aux déploiements de troupes dans des conflits lointains, lance pourtant une campagne aérienne contre les Houthis au Yémen, afin de protéger Israël et les voies de navigation dans le golfe Persique. Le 6 mai, l’administration américaine signe un cessez-le-feu avec ces mêmes Houthis, sans qu’aucun changement ne soit intervenu dans le positionnement du mouvement yéménite. La Maison-Blanche cherche même à négocier un accord nucléaire avec l’Iran, et des discussions se poursuivent à Oman entre responsables américains et iraniens — alors même que Trump avait retiré les États-Unis d’un accord similaire en 2018, le qualifiant de « pire accord de tous les temps ».
Peut-on discerner le mobile derrière ces actions ? Rien n’est moins sûr…
[1] John Bolton, “Le terme de ‘chaos’ est désormais utilisé pour décrire ce qui se passe à la tête du département de la défense américain, » Le Monde, le 6 mai, 2025.
Retrouvez régulièrement les éditos de Jeff Hawkins, ancien diplomate américain, chercheur associé à l’IRIS, pour ses Carnets d’un vétéran du State Department.