Analyses / Observatoire des Criminalités internationales (ObsCi)
21 juillet 2025
Cryptoactifs et financement de l’économie du crime : les liaisons dangereuses ?

Les cryptomonnaies sont un paradis virtuel. Initialement circonscrite à une petite sphère d’experts (codeurs, mineurs), l’utilisation de ces cryptoactifs devient rapidement « un nouveau terreau pour le blanchiment de capitaux» (Clément et Lelieur 2021). Cette évolution s’explique par les caractéristiques inhérentes à ces nouveaux instruments d’échange et de spéculation, notamment le pseudonymat (la protection de l’identité des utilisateurs par des clés cryptographiques), leur accessibilité quasi mondiale, la rapidité à laquelle les échanges sont effectués et le faible coût de transaction. En 2023, l’entreprise dédiée aux activités de traçage de Bitcoin estimait la valeur totale reçue par les adresses de cryptoactifs impliquées dans des activités illicites[1] était selon de 24,2 milliards de dollars[2]. Leur utilisation a permis aux criminels d’explorer de nouvelles opportunités, comme mode de paiement sur le dark web (matériel d’abus sexuel sur enfants, ransomware), dans la mise en œuvre de procédés criminels (escroqueries et fonds volés), le blanchiment d’argent et la fraude fiscale ainsi que le financement d’organisations criminelles et terroristes.
Un moyen de blanchiment facilité
Divers outils et techniques renforcent la confidentialité des transactions en cryptoctifs, compliquant ainsi le traçage des flux financiers. Parmi ceux-ci, on trouve :
- Des cryptoactifs axés sur la confidentialité comme Monero (XMR), Dash (DASH) et ZCash (ZEC). Ceux-ci intègrent by design des fonctionnalités de confidentialité avancées rendantde fait le traçage des transactions particulièrement ardu. Ces « privacy coins » utilisent en effet des techniques telles que les signatures de cercle, les transactions confidentielles et les adresses furtives pour masquer l’origine, le montant et la destination des fonds. La part des principales cryptomonnaies pseudomisée (Monero) ou semi-pseudomisée en circulation (Dash et ZCash) sur Binance en 2018 est estimée à 42 milliards USD, soit 8,8 % du total en circulation (Cf. Graphique).
Volume en circulation en milliards de dollars en 2018 sur Binance

- Des protocoles d’anonymisation tels que CoinJoin qui regroupent les transactions de plusieurs utilisateurs en une seule transaction de plus grande taille, rendant ainsi plus complexe l’identification des liens entre les entrées et les sorties de fonds. Cette technique à l’avantage d’anonymiser des flux pour des transactions des cryptoactifs qui, à l’instar de Bitcoin, n’intègrent pas by design des fonctionnalités de confidentialité avancées. La part de transactions en Bitcoins réalisées à l’aide du protocole CoinJoin, se situe entre 2011 et 2018 entre 2 % et 7,5 %. L’ensemble de ces échanges réalisés sur Bitcoins sont anonymes et peuvent être – ou non – d’origines frauduleuses.
Évolution de la part de transactions en bitcoins réalisées à l’aide du protocole CoinJoin (fin 2011- début 2018)

Sources : zkSNACKs, entreprise créatrice du portefeuille Wasabi Wallet.
- Des plateformes d’échange instantané (instant exchangers) qui ne requièrent pas de vérification d’identité de type Know Your Custumer (KYC), offrent également un environnement propice aux transactions anonymes.
Un mode de paiement sur le dark web : Silk Road et au-delà
Les cryptoactifs, en particulier le Bitcoin, ont trouvé une application notable en tant que moyen de paiement sur le dark web. La fermeture en 2013 par le FBI de Silk Road, une des premières plateformes à utiliser le Bitcoin comme moyen de paiement pour des activités criminelles, a fait de prendre conscience aux autorités des possibilités offertes par ces nouveaux moyens de paiement. Un an plus tard, en 2014 le Groupe d’action financière (GAFI), organisme international de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, organisait son premier sommet consacré aux risques liés aux cryptoactifs en matière de Lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LBC/FT). Malgré la prise de conscience des autorités, l’utilisation de cryptoactifs comme moyen de paiement illégal persiste et a conquis d’autres champs de la criminalité : désormais, 60 % des rançongiciels exigeaient un paiement en cryptoctifs (2021). Ainsi, en 2023, les paiements de rançons ont connu une recrudescence significative, dépassant le milliard de dollars à l’échelle mondiale (Chainalysis 2024). Cette augmentation est attribuée au développement de rançongiciels de plus en plus sophistiqués et à l’émergence de groupes criminels spécialisés (LockBit, ALPHV/BlackCat) qui n’hésitent pas à cibler leurs victimes (administrations publiques dans le secteur de la santé ou de l’éducation) qui n’hésitent à payer les rançons pour récupérer rapidement leurs données.
Cryptoactifs : un instrument de mise en œuvre de procédés criminels
En 2023, le paysage de la criminalité liée aux cryptoactifs a connu une évolution notable (Chainalysis, 2024). En effet, bien que les plateformes de cryptoactifs aient réussi à mieux protéger les fonds – avec une diminution de plus de 50 % des montants dérobés -, le nombre de tentatives de piratage a paradoxalement augmenté, montrant que la menace reste bien présente. Ainsi, en mai 2024, la plateforme d’échange japonaise DMM Bitcoin a subi une violation de sécurité majeure qui a entraîné le vol d’environ 305 millions de dollars en Bitcoin.
Du côté des escroqueries, une tendance similaire se dessine. Bien que les revenus globaux générés par les escroqueries aient diminué, certaines formes spécifiques, telles que les escroqueries d’« approval phishing » (hameçonnage par approbation) et les escroqueries romantiques, ont gagné en importance. Les escroqueries par hameçonnage d’approbation ciblent principalement les jetons ERC-20 populaires sur Ethereum, qui nécessitent une approbation pour interagir avec les contrats intelligents.
Le financement du terrorisme : une menace persistante
Les montants impliqués dans le financement du terrorisme via les cryptomonnaies sont relativement faibles par rapport aux méthodes de financement traditionnelles (dons en espèces, transferts via des systèmes bancaires informels), en raison notamment des difficultés que peuvent rentrer les donateurs pour anonymiser les transactions. Les cryptoactifs offrent plusieurs avantages : elles permettent de solliciter des dons à l’échelle mondiale, de transférer des fonds vers des zones isolées où les systèmes bancaires classiques sont inopérants, et d’acquérir discrètement des armes, du matériel de communication, ou d’autres ressources illicites. Ainsi, en octobre 2024, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du Trésor américain a sanctionné Abd al-Muhsin Abdallah Ibrahim al-Sharikh, un individu basé en Syrie qui fournissait un soutien financier à Hayet Tahrir al-Sham (HTS), une organisation terroriste. Al-Sharikh collectait des dons auprès de sympathisants via les médias sociaux et des plateformes de messagerie cryptées, puis utilisait des plateformes d’échange décentralisées (DEX) et des services de mixage pour dissimuler l’origine et la destination des fonds. Il convertissait ensuite les cryptomonnaies en espèces et les acheminait vers HTS via des canaux de financement illicites traditionnels. Cette action de l’OFAC souligne la menace persistante du financement du terrorisme via les cryptomonnaies et la nécessité d’une vigilance accrue et d’une coopération entre les secteurs public et privé pour contrer ces activités.
Défis et perspectives de la lutte contre la criminalité liée aux cryptoactifs
L’Union européenne (UE), a mis en place la réglementation MiCA (Markets in Crypto-Assets), qui marque une avancée significative en exigeant une plus grande transparence des plateformes de cryptoactifs. Cette réglementation s’attaque directement au processus d’anonymisation en imposant des obligations d’identification des clients (KYC) et de diligence raisonnable (CDD) aux fournisseurs de services de cryptoactifs. Ces mesures visent à rendre plus difficile l’utilisation de cryptomonnaies à des fins criminelles en obligeant les plateformes à vérifier l’identité de leurs utilisateurs et à signaler les transactions suspectes.
Parallèlement à ces initiatives nationales et régionales, des organisations comme Interpol et Europol jouent un rôle essentiel dans la coopération internationale. Interpol facilite l’échange d’informations et la coordination des enquêtes entre les forces de l’ordre du monde entier, tandis qu’Europol soutient les États membres de l’UE dans la lutte contre la criminalité organisée et la cybercriminalité, en fournissant une expertise technique et opérationnelle pour traquer les criminels qui tentent d’exploiter les failles des systèmes financiers.
[1] Rappelons qu’un flux financier peut être classé comme illicite en fonction de son origine (source), de la méthode utilisée pour le faire passer une frontière (canal), ou de son utilisation finale.
[2] The 2024 CryptoCrime Report, The latest trends in ransomware, scams, hacking, and more, Chainalysis, february 2024,