Climat, santé, humanité : repenser nos équilibres après le rapport Lancet Countdown 2025 et le mémo Gates

8 min. de lecture

Le changement climatique n’est plus seulement une affaire de degré : il s’incarne désormais dans les corps, dans les esprits et dans les systèmes de santé. Le rapport Lancet Countdown 2025 marque un tournant, non parce qu’il révèle ce lien déjà établi depuis plusieurs années, mais parce qu’il le mesure dans toute sa transversalité. Les vagues de chaleur, les feux de forêt, les sécheresses ou les maladies vectorielles ne sont plus des crises parallèles : elles dessinent un continuum d’altérations biologiques, sociales et psychiques qui fait du climat un déterminant central de santé mondiale.

La mortalité liée à la chaleur a progressé d’environ 23 % depuis les années 1990, atteignant près de 550 000 décès par an sur la décennie écoulée. Les pertes de productivité liées au stress thermique représentent l’équivalent de 1 % du PIB mondial, soit plus de 1000 milliards de dollars par an. Dans le même temps, les incendies provoquent chaque année des dizaines de milliers de morts attribués aux particules fines, les moustiques vecteurs de dengue gagnent des latitudes autrefois tempérées, et 124 millions de personnes supplémentaires ont basculé dans l’insécurité alimentaire en 2023. Ces chiffres ne relèvent plus de la prospective : ils décrivent déjà un monde physiologiquement déstabilisé.

Ce dérèglement n’est pas seulement climatique : il est devenu un dérèglement du vivant.

Il désorganise les rythmes biologiques et les infrastructures vitales. L’air, l’eau, les sols, les espèces, les écosystèmes, et jusqu’à nos organismes, qui réagissent comme un seul système en déséquilibre. La hausse des températures agit sur le sommeil, la fertilité, la santé mentale, l’appareil cardiorespiratoire, la concentration ou la cohésion sociale…  Ce constat rejoint la grille des limites planétaires : franchir la barrière du climat, c’est fragiliser toutes les autres, biodiversité, cycles de l’eau, sols, polluants, azote, phosphore. Cela revient à fragiliser nos conditions de survie.

C’est dans ce sens qu’émerge la notion de « limite sanitaire » : non pas une dixième frontière biophysique, mais un indicateur transversal de la stabilité du système Terre. La santé humaine devient la boussole qui mesure, en temps réel, la compatibilité entre nos modes de vie et les équilibres planétaires. Lorsque la mortalité liée à la chaleur, les troubles psychiatriques post-catastrophes ou la baisse de productivité atteignent de tels niveaux, ils ne traduisent pas seulement une crise médicale : ils signalent que l’ensemble du vivant, humain et non humain, sort de sa zone de stabilité.

Le Lancet Countdown 2025 ne se contente donc plus de décrire : il propose un changement d’échelle. Loin d’opposer planète et humanité, il invite à penser la santé comme une mesure intégrée de nos interdépendances. Sauver la planète n’a plus de sens abstrait ; il s’agit de préserver les conditions physiologiques et psychiques d’une vie humaine stable dans un monde dont les équilibres naturels s’effondrent. Le climat n’est plus seulement une variable environnementale : il est devenu un indicateur vital.

Le même jour de la publication du Lancet Countdown 2025, Bill Gates publiait un mémo d’un ton différent. Il y décrit le changement climatique comme un défi majeur, mais non existentiel : l’humanité, écrit-il, continuera à « vivre et prospérer » sur la majeure partie de la planète. La question ne serait pas celle de la survie, mais de la répartition équitable du bien-être.

Son raisonnement s’appuie sur une logique d’efficacité humanitaire : les ressources mondiales étant limitées, elles doivent être orientées là où elles améliorent le plus la vie humaine. Plutôt que de viser une cible climatique abstraite, il propose d’investir dans les leviers qui renforcent directement la résilience des plus vulnérables, vaccination, nutrition, agriculture adaptée, énergie accessible. Cette approche replace utilement la lutte climatique dans le champ plus large du développement humain et de la santé mondiale.

Mais cette vision, fondée sur la capacité d’adaptation, repose sur des hypothèses contestables. Elle suppose que les sociétés peuvent toujours s’ajuster à des environnements changeants, alors que certaines régions atteignent déjà leurs limites biophysiques. Dans le golfe Persique, en Inde ou dans la Corne de l’Afrique, les vagues de chaleur dépassant les 35 °C de température humide menacent directement la viabilité humaine sans climatisation ni migration.

Elle tend aussi à minimiser l’ampleur des pertes et dommages irréversibles. L’Adaptation Gap Report 2023 du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que le déficit de financement de l’adaptation dans les pays en développement se situe entre 194 et 366 milliards de dollars par an, sans compter les pertes sanitaires, culturelles et écologiques impossibles à monétiser. Ces chiffres rappellent que l’adaptation, loin d’être illimitée, a un coût et des contraintes physiques.

Enfin, cette approche technocentrée, qui valorise les innovations de marché, pose la question de la justice climatique. L’investissement privé se concentre sur des solutions brevetables, semences, technologies, infrastructures, que seuls les pays solvables peuvent acquérir. L’adaptation devient alors un indicateur de puissance autant qu’un impératif de survie.

Le Lancet Countdown adopte une lecture complémentaire, mais davantage systémique : il montre que la santé ne se résume pas à la résilience individuelle, mais à la stabilité des équilibres écologiques et sociaux.

Ces deux visions ne s’opposent donc pas totalement. Elles traduisent deux hiérarchies de valeurs : l’une croit à la capacité humaine d’innover dans un monde plus chaud ; l’autre rappelle que, sans limites physiques et sociales reconnues, l’innovation risque d’aggraver les inégalités qu’elle prétend résoudre.

Entre l’alerte sanitaire du Lancet Countdown 2025 et le pragmatisme du mémo Gates, une évidence s’impose : la santé doit devenir la mesure intégrée du climat. Mais pour y parvenir, il faut transformer la manière dont le monde gouverne cette crise.

Première exigence : élargir les indicateurs.

L’action climatique continue d’être évaluée à travers des mesures physiques, tonnes de CO₂ évitées, degrés contenus, parts d’énergies renouvelables. Ces indicateurs restent indispensables, mais ils ne capturent qu’une partie du réel : celle des flux et des bilans énergétiques.

Pour comprendre les effets concrets du dérèglement, il faut leur adjoindre des indicateurs humains : mortalité évitée, journées de travail préservées, rendements agricoles maintenus, qualité de l’air, santé mentale, espérance de vie. Cette traduction biologique du climat permet de repérer les effets dits « pathogènes » des solutions purement technologiques, qui réduisent le carbone mais aggravent d’autres déséquilibres : déforestation pour les biocarburants, extraction minière non régulée, etc. Passer du bilan carbone au bilan humain, c’est reconnaître la transversalité de nos équilibres.

Deuxième exigence : intégrer la santé au cœur des politiques d’atténuation et d’adaptation, dans une logique One Health

L’enjeu n’est pas seulement d’ajouter des objectifs sanitaires aux politiques climatiques, mais de concevoir des politiques dont la finalité relie explicitement santé humaine, santé animale et intégrité des écosystèmes. C’est l’esprit du « One Health » : prévenir les crises sanitaires en agissant sur les causes environnementales et sociales avant qu’elles ne deviennent irréversibles.

Concrètement, une stratégie de vaccination, une politique de lutte contre la malnutrition, une réforme agroalimentaire ou un accès élargi à une énergie propre ne sont pas des co-bénéfices climatiques accessoires. Ce sont des instruments d’adaptation et de prévention primaire. Ils réduisent l’exposition aux vagues de chaleur, limitent les zoonoses et les maladies vectorielles, stabilisent les rendements sans déforestation, améliorent la qualité de l’air et la santé respiratoire, tout en renforçant la résilience des systèmes de santé.

Cette approche impose également d’intégrer des risques encore peu présents dans les plans climatiques classiques : l’antibiorésistance amplifiée par le stress environnemental et les pratiques d’élevage intensif, ou les transmissions inter-espèces liées à la déforestation et aux changements d’utilisation des sols. Elle suppose enfin une gouvernance véritablement intersectorielle ; santé, agriculture, environnement, économie ; et des dispositifs d’évaluation indépendants pour éviter les solutions pathogènes qui déplacent les risques sans les résoudre.

Il faut toutefois reconnaître les limites actuelles de One Health : les chaînes causales entre variables climatiques, pathologies et écosystèmes restent complexes, les données vétérinaires et environnementales incomplètes, et les bénéfices se déploient souvent sur des horizons plus longs que les cycles politiques ou budgétaires. D’où la nécessité d’un pilotage scientifique stable et inscrit dans le temps long.

Troisième exigence : refonder la gouvernance financière mondiale

Selon le Lancet Countdown 2025, les subventions aux énergies fossiles ont atteint près de 956 milliards de dollars en 2023, soit davantage que le total des financements mondiaux consacrés à la santé publique. Si l’on y ajoute les coûts cachés que ces énergies font peser sur la société – pollution de l’air, maladies, mortalité prématurée, émissions non taxées – le Fonds monétaire international estime que le soutien global implicite aux énergies fossiles atteint plus de 7 000 milliards de dollars par an. Ce déséquilibre illustre la persistance d’une économie fondée sur la rente énergétique plutôt que sur la prévention des risques systémiques.

L’aide au développement doit être repensée, non comme une « charité verte », mais comme une coproduction de stabilité planétaire. Les financements climatiques devraient intégrer le coût réel des pertes et dommages, les annulations ou restructurations de dette pour les pays vulnérables, et la valorisation des co-bénéfices sanitaires des politiques d’atténuation.

Sous la présidence brésilienne du G20 en 2024, puis à la veille de l’accueil de la COP30 à Belém en 2025, le Brésil se trouve au centre du jeu climatique mondial.

À la fois pays mégadivers (abritant une part exceptionnelle de la biodiversité mondiale) et profondément inégal sur le plan social, il incarne la tension entre urgence écologique et exigence de développement. Lula a fait de la lutte contre la faim, de la transition énergétique juste et de la réforme de la gouvernance mondiale les axes centraux de sa diplomatie, cherchant à positionner le Brésil comme médiateur entre les attentes du Sud et les engagements du Nord. Si la santé devient le langage commun de cette gouvernance ; celui de la vie plutôt que des seuls flux économiques ; alors la coopération internationale pourra enfin dépasser la logique de compensation pour s’engager dans celle des capacités humaines partagées.